Éric Fottorino : « On ne peut pas faire un journal en solitaire »
Propos recueillis par Marius Caillaud et Marius Joly
Patron de presse et journaliste depuis 1984, le co-fondateur de médias innovants comme Le 1, Légende ou encore Zadig est aussi écrivain, auteur d’une quinzaine de romans, dont « Mon enfant, ma soeur »*. Présent aux Tribunes de la presse, Éric Fottorino a évoqué ses passions d’hier et d’aujourd’hui au sein d’un environnement médiatique en pleine mutation. Rencontre.
Si vous deviez nous donner une définition journalistique et une définition littéraire de la passion, quelles seraient-elles ?
Éric Fottorino : D’un point de vue littéraire, la passion c’est ce qui vous sort de vous-même. Ce qui vous amène à vous dépasser pour aller vers quelque chose de plus grand que vous, qui vous remue. Pour le journalisme, la passion est plus canalisée et double. Elle est subjective, car tout journaliste veut croire qu’il peut changer quelque chose dans la réalité, en allant sur le terrain et en témoignant. Mais elle tend aussi vers l’objectivité avec cette passion pour le vrai, l’honnêteté. Nous devons faire en sorte qu’il y ait le moins de distorsion entre ce qui est réel et la manière de le raconter. Au fond, dans le journalisme, la passion est le fait de pouvoir entraîner le lecteur à élever un niveau de réflexion et de présence au monde.
D’où viennent vos passions du journalisme et de l’écriture ? Sont-elles apparues en même temps ?
E. F. : Ma passion de l’écriture est née tôt, mais je ne l’avais pas suffisamment apprivoisée quand j’avais 20 ans pour me dire que j’allais être écrivain. C’était trop ambitieux voire inaccessible pour moi. Le journalisme c’est en quelque sorte le chemin que j’ai fait vers l’écriture. Paradoxalement, c’était au départ une passion qui m’inquiétait. Le journalisme te demande de sortir de toi-même, d’aller vers les autres pour parler, d’être invasif malgré tout. Moi, j’étais quelqu’un d’assez réservé voir même effacé. Je savais que c’était un métier passionnant, mais je ne savais pas si j’aurai, à titre personnel, les moyens pour vivre une telle passion. Ce n’était pas une passion contrariée, mais une passion inquiète.
Qu’est-ce qui différencie le journaliste de l’écrivain ?
E. F. : Ce n’est pas parce qu’un excellent journaliste fait des reportages que l’on adore lire qu’il ferait nécessairement un bon écrivain. Ils n’ont pas les mêmes écritures et elles ne se portent pas sur les mêmes choses. Le combustible du journaliste, ce sont les matériaux de la réalité alors que l’écrivain utilise en premier lieu l’imaginaire. Si on transpose le combustible de l’imaginaire dans le journalisme, ça n’a plus de sens ! Mais il y a quand même un socle commun. Le journaliste et l’écrivain posent des questions. Ils questionnent autrui, leur époque, l’environnement, mais ils s’interrogent aussi eux-mêmes. On pourrait apporter de la nuance. Un journaliste pose des questions tandis qu’un écrivain se pose des questions. Mais cela reste un point d’interrogation commun. Milan Kundera disait dans L’art du roman : « Un roman n’a pas réponse à tout, il a question à tout ». C’est pareil pour un journal ! Il n’a pas réponse à tout, mais il a question à tout.
Vous présentez Le 1 comme résultant d’un mélange entre un savoir sensible lié aux écrivains et un savoir savant attribué aux scientifiques. Est-ce qu’il n’y aurait pas tout de même une certaine complémentarité entre la figure journalistique et l’écrivain ?
E. F. : Indéniablement ! Pour bien appréhender la réalité, il n’y a pas de choses plus fortes que le terrain. Aller voir, se rendre compte par soi-même de la dimension des choses est essentiel. Je me souviens avoir fait un reportage à Soweto en Afrique du Sud. À l’époque, le journal de 20h diffusait tous les soirs des images d’une ville en pleine tension. Sur place, j’ai compris qu’on ne nous montrait qu’une petite partie de la ville. Le cadre de la télévision nous enfermait dans une image qui n’était pas la totalité. Pour avoir une vue d’ensemble, il faut ce savoir sensible et subjectif des écrivains et le savoir savant des chercheurs qui permet de contextualiser. Le journaliste n’opère qu’une médiation entre les deux. C’est par le rassemblement des savoirs que l’on peut approcher une forme de vérité, de connaissance qui va au-delà des faits tels qu’ils ont été dépeints. C’est la même chose du côté de la sémantique. Journaliste, écrivain et chercheurs n’ont pas les mêmes usages des mots. Cela amène à une pluralité de récits complémentaires, même s’ils peuvent parfois se contredire sur la forme. Et c’est encore plus pertinent ! C’est ce frottement qui permettra au lecteur de se rendre compte qu’il est plus sensible à telle ou telle donnée.
Dans le numéro 459 du 1 intitulé “Une autre presse est-elle possible”, votre collègue Julien Bisson cite Zola en introduction. “Tous les hommes de cinquante ans regrettent l’ancienne presse, plus lente et plus mesurée” désormais écrasée par “le flot déchaîné de l’information à outrance”. Comment vous situez-vous par rapport à ça ?
E. F. : Louis Pasteur disait « rien ne naît de rien, ou ce rien est déjà quelque chose ». Le nouveau ne peut exister qu’en tant qu’il prend appui sur l’ancien. Il n’y a pas de génération spontanée de presse. Quand on invente des médias, le neuf ne peut s’imposer que s’il est paré de quelques ingrédients qui ramènent à ce qui le précède. Si on ne parvient pas à déceler ce lien, on va considérer la nouvelle production comme étant trop hors-sol, avant-gardiste. « Une avant-garde devient très vite une arrière-garde » disait Mona Ozouf. C’est exactement ça ! Le bon équilibre est toujours difficile à trouver. Les lecteurs ont besoin de nouveautés, mais ils veulent aussi des repères qu’on retrouve dans les anciens modèles de la presse.
Votre rapport à la profession a-t-il évolué depuis que vous êtes directeur de médias ? L’aspect logistique est-il venu ternir votre plaisir de prendre la plume ?
E. F. : Quand on est dans un journal indépendant, la fragilité est indéniable. Est-ce qu’on aura les recettes suffisantes pour payer le papier, les salaires ? Ce sont des questionnements qui peuvent parfois nous empêcher de dormir. Mais quand vous êtes dans votre élément, que vous réfléchissez à ce que vous allez écrire, vous avez le sentiment que tous les efforts logistiques que vous faites vont aboutir à quelque chose. Au bout, il y a une page blanche et un public qui attend que vous la remplissiez. On a une vraie liberté d’expression sans chercher à façonner l’opinion à notre vue. Je pèse chaque mot que j’utilise car je sais qu’environ 100 000 personnes vont lire mon papier. Les contingences matérielles existent, c’est indéniable, mais elles n’enlèvent rien à mon plaisir d’écrire.
Vous avez lancé le trimestriel Zadig en 2019 avec la thématique : réparer la France. Après 4 ans à raconter le pays, vous avez décidé de faire évoluer la ligne éditoriale de la revue en vous consacrant aux « passions françaises ». Pourquoi avoir fait ce choix ?
E. F. : Un journal est un être vivant. Il doit évoluer, grandir, avec ses centres d’intérêts successifs. Dans Zadig, on a un invariant : on regarde la France. Pendant 4 ans, chaque trimestre, on interrogeait l’état de la société sous toutes ses formes. Petit à petit, les ventes s’érodaient et on peinait à trouver d’autres thèmes pour notre sociologie de la France. Changer de ligne éditoriale en s’intéressant aux passions, c’était un moyen pour nous de continuer cet état des lieux tout en renouvelant notre regard sur notre pays.
Qu’est-ce qui constitue une passion française ? Est-ce que ce n’est pas encore plus difficile à définir à un moment de notre histoire particulièrement polarisé, notamment autour des questions d’identité ?
E. F. : Quand on a changé de ligne éditoriale, on a demandé à plusieurs personnalités ce qu’était leur passion. Je me souviens que l’écrivaine Delphine Horvilleur nous avait répondu : « La passion de protester, de dire non ». C’est un trait assez français. Emmanuel Macron disait « le peuple Gaulois réfractaire ». Il est vrai qu’il est plus difficile de faire consensus sur ce qu’est une passion française. Mais cette recherche est intéressante. On se demande toujours quelles sont les passions pour lesquelles la France apporte quelque chose de spécifique. Les étudier nous permet de mieux comprendre qui nous sommes.
On ne pouvait pas vous questionner sur les passions sans vous parler de vélo. En 2014, vous avez affirmé dans une interview pour Sciences Po avoir une main d’écrivain et une main de journaliste. Est-ce que ça ne serait pas le guidon de votre vélo qui lit les deux ?
E. F. : Indéniablement ! Le vélo a été pour moi le lieu de la découverte du corps, de l’endurance, de l’effort, mais aussi des paysages et de la camaraderie. J’y retrouve à la fois quelque chose de la curiosité journalistique et une méditation propre à l’écrivain. Victor Hugo disait « je suis un homme qui pense à autre chose ». Quand je suis sur mon vélo, je suis comme Victor Hugo. Je me rencontre moi-même. Il y a un attrait pour la liberté très fort. Ce n’est pas pour rien qu’on utilise le verbe « s’échapper » dans la discipline. On échappe aux ennuis du quotidien, à une certaine forme de grisaille. Dans toute ma carrière, le vélo m’a permis de vivre des aventures incroyables. Le Grand prix du Midi libre pour Le Monde en 2001, le Tour de France avec des jeunes en 2013… À chaque fois, on repoussait ensemble nos limites pour réussir des défis infaisables seuls. À vélo, je retrouve un esprit d’équipe aussi très présent dans les rédactions. On ne pas faire un journal en solitaire.
* Publié en septembre dernier, éditions Gallimard.