Éric BOUVET : « Je ne pars plus, ça fait trois ans que je n’ai pas bougé.»
Ancien photojournaliste de la très réputée agence Gamma et indépendant depuis une trentaine d’années, Éric BOUVET a traversé le monde pour figer l’histoire avec ses appareils photos. Lauréat de plusieurs World Press Photo dans les années 90 et Prix Polka du photographe de l’année 2020, il revient dans cet entretien sur sa carrière et l’évolution brutale de son métier.
Propos recueillis par Fanny BAYE et Samuel CARDON
Comment préférez-vous être présenté? Photographe ? Photoreporter ? Photojournaliste ?
Éric BOUVET : Humain. Humain-terrien. Venu de nulle part, des fins fonds de l’espace. Non, pour être plus sérieux, je pense que photographe c’est bien. Je ne crache pas du tout sur le titre de photojournaliste, j’ai vraiment aimé ce métier, travailler pour la presse pendant cette période qui était bénite : l’âge d’or du photojournalisme. Il faut vous imaginer que dans les années 80, nous étions une vingtaine de photographes à faire le tour de la planète, à travailler pour tous les plus grands titres internationaux. Nous étions demandés en permanence. Avant même de monter dans l’avion, nous avions déjà gagné de l’argent… Je me définis vraiment comme Monsieur tout le monde, j’ai un chien que je fais « pisser » le soir, je vais chercher ma baguette, etc. Les gens sont persuadés, quand ils voient les photos, que je suis bardé de cicatrices, que j’ai un gros melon après avoir tellement côtoyé la mort. Ils se font une image du baroudeur alors que non. Donc oui, photographe.
Pour vous qui êtes photographe, quel pouvoir peut avoir une photographie ?
E.B. : Je crois que la photographie a un devoir de l’histoire. Quand j’étais plus jeune, j’ai longtemps cru, que ce témoignage pouvait servir à changer les choses. Est-ce qu’on peut éviter que l’histoire se répète ? Malheureusement, je ne crois pas. Ce sont les mêmes atrocités, les mêmes guerres, c’est toujours une histoire d’argent, à quelques choses près. On peut faire passer ça sur la religion, mais les manettes sont toujours tirées par la finance. Non la photo ne changera jamais rien, par contre, elle laisse des traces. Ce qui me rend le plus fier, c’est de savoir que mes photos sont dans les livres d’histoire du collège.
En Afghanistan les talibans viennent de reprendre le pouvoir. Vous êtes déjà allé plusieurs fois dans ce pays, est-ce un sujet qui vous intéresse toujours? Avec les récents événements avez-vous le désir d’y retourner ?
E.B. : Je n’ai pas mon passeport avec moi mais je vous aurais montré mon visa de journaliste pour l’Afghanistan. Il est prêt. Logiquement je ne devrais pas être là, je devrais y être, mais je ne trouve pas l’argent pour y aller. Pour l’instant je suis bloqué. J’y suis allé 12 ou 13 fois, j’ai vécu toutes les périodes depuis 1986. Les Russes, les batailles entre ethnies pour reprendre le pouvoir, les talibans, les forces internationales, et aujourd’hui le retour des talibans ça m’aurait bien intéressé.
Ça vous démange d’y aller ?
E.B. : Oui bien sûr. Comme ça me démangeait d’aller en Syrie, comme en Irak il y a 15 ans. Ce sont des guerres que j’ai loupées. Moi ce qui m’intéresse ce n’est pas pour aller à la guerre à proprement parler, c’est toujours l’humain. Voir comment ces gens subissent, comment ils survivent, comment la société change, comment les ficelles sont tirées.
Vous dites que vous ne trouvez pas les financements ? Comment préparez-vous vos départs ?
E.B. : Je ne pars plus. Je n’ai pas bougé depuis 3 ans. Mais ça va, je m’en sors parce que je donne des conférences, je fais des workshop, je vends un tirage de temps en temps, mais je veux faire des images, j’ai encore la pêche. On pourrait croire, comme dans n’importe quel métier, que plus vous avez d’expériences, plus vous avez de prix ou de reconnaissance, plus vous avez de travail. Mais nous, on est des kleenex. La presse s’est bien servi de nous quand il a fallu puis… Tous ceux de ma génération ont disparus …
Avec l’arrivée des nouvelles technologies, comment l’ADN du métier de photojournaliste a évolué ?
E.B. : Ça m’a complètement déstabilisé. C’était le contraire de ce qu’on nous demandait. Moi je devais être très objectif, bien cadrer, bien exposer. Avec le numérique, les nouveaux photographes se sont tout permis : des photos floues, décadrées … Les codes ont complètement changés, et cette nouvelle génération a apporté une créativité très intéressante.
Au début, évidemment que je tirais la gueule, je n’avais plus de boulot ! Ça m’a tué professionnellement, mais à côté, ça m’a été très bénéfique. J’étais enfermé dans une sorte de rouleau compresseur. Je travaillais tout le temps et mes employeurs me demandaient tout le temps de faire la même chose : du photojournalisme pur et dur. Je suis donc allé dans des musées, je me suis intéressé à des expositions qui n’avaient strictement rien à voir avec ce que je connaissais, ça m’a ouvert l’œil et l’esprit. En fait, j’ai perdu 20 ans. Je ne me suis presque pas cultivé et amélioré entre 1981 et les années 2000. Je n’ai pas honte de le dire, je n’ai jamais été aussi bon qu’aujourd’hui, et le gag c’est que je ne travaille plus !
Depuis quelques années vous revenez à des technologies plus anciennes, la chambre grand format par exemple. Cela vous permet-il de mieux vous exprimer ou de retrouver des émotions que vous auriez perdues ?
E.B. : Oui, les deux bien sûr. De m’exprimer autrement. D’avoir du temps. Plus de réflexion et de me démarquer. C’est le propre de mon boulot en indépendant de me démarquer. Si je fais comme les photographes de l’AFP (Agence France Presse), ça ne sert à rien ! Je n’ai même pas pris le métro pour rentrer chez moi que leurs photos sont déjà publiées partout.
Quand j’ai fait les JO en 1988 à Séoul, j’étais seul et je me suis retrouvé avec des centaines d’autres photographes. Qu’est-ce que je vais aller me « foutre » à l’arrivée du 100m avec tous les autres ? Ça ne sert à rien. J’ai préféré vadrouiller, je suis allé dans les tribunes et partout où il ne fallait pas. Au bout du sixième jour, un employé de Life est venu me voir et m’a dit « c’est bien ce vous faites ». J’étais gamin, j’avais 27 ans et j’ai eu un tiers des publication dans le magazine à moi tout seul. Ce n’est pas parce que mes photos étaient meilleures, c’est juste que j’apportais quelque chose de différent.
Plusieurs de vos reportages traitent de la place de la femme dans des pays en conflit (Afghanistan, Rwanda). Pourquoi ?
E.B. : Parce que c’est ainsi dans ces pays-là. Je ne pouvais pas passer à côté des fantômes en burqa bleu en Afghanistan, c’est inévitable. Idem au Rwanda avec les veuves du génocide… (silence). L’histoire ne dépend pas de moi. Il est évident qu’il faut faire parler ces femmes. Ce sont les seules survivantes. Sur les lieux de conflits ou les lignes de front, il n’y a pas de femmes ou très rarement. Cela m’aurait extrêmement plu de passer un mois avec un bataillon de femmes kurdes. J’étais énervé de ne pas le faire, mais je n’ai pas trouvé un rond pour y aller.
Vous avez travaillé dans de nombreux pays en guerre, sur des terrains difficiles et vous avez donc été exposé à des scènes choquantes. Avez-vous eu besoin de soutien psychologique ?
E.B. : J’ai la chance de tout zapper. Je me souviens très bien de toutes les scènes horribles, même si j’ai la mémoire qui commence à flancher un peu, cependant je ne fais jamais de cauchemars. J’ai pris des gros coups sur le citron quand je les ai vécus. J’ai vraiment sombré par moment dans la folie, j’ai eu mal. C’était inacceptable ce qu’il se passait. Par contre, je l’ai reporté sur mes enfants. Tous les jours j’ai des flash, je les vois mourir. Malgré ça, je ne suis pas allé voir de psy. Je devrais peut-être, mais ça va, je ne tombe pas en dépression, je ne sombre pas dans l’alcool, je n’insulte pas les gens dans la rue.
Pour aborder une question peut-être plus intime, comment arriviez-vous à concilier votre vie de famille avec la vie professionnelle que vous avez mené ?
E.B. : Il faudrait leur demander ! Mes enfants sont très équilibrés. Ils sont supers. On se voit tout le temps, il y a beaucoup d’amour. Quand je rentrais, je donnais tout pour eux. Le nombre de sorties qu’on a faites. De La Mer de Sable, au Louvre, en passant par les zoos, les ateliers de dessin, les promenades dans les bois. Je faisais aussi les biberons de nuit tout le temps. Quand j’étais là je me donnais à fond pour ma famille. Je n’ai pas eu de passion. Je n’ai pas eu de hobbies pendant des années et des années. Pour moi, c’était tout pour eux, c’était une évidence.
Vous parlez souvent du manque de moyens dans la presse. Comment la sauver ?
E.B. : Franchement, les titres pour qui j’ai travaillé ont bien changé. Le manque de moyens entraine un manque de temps et j’ai donc l’impression que niveau journalistique a baissé. Je n’ouvre plus un journal, je n’ouvre plus un magazine. Avant, tous les dimanches, j’allais au kiosque, j’achetais quatre ou cinq hebdomadaires, deux mensuels. Tous les jours j’achetais trois quotidiens. J’adorais ça. Aujourd’hui (soufflement) ? Je lis un peu Le Monde, Courrier International de temps en temps, mais je n’ouvre plus jamais L’Express, Le Point, Nouvel Obs.
Est-ce le rôle des politiques de sauver la presse ?
E.B. : Je ne sais pas. Il y a le ministère de la Culture qui lance un projet d’une aide de 2 millions d’euros pour 200 photographes, sous forme de bourses. 20 000 euros par personne, ce qui est énorme. Ça me permettrais de faire un sujet formidable et c’est très bien. Je vais postuler, comme tout le monde. Peut-être que je ne l’aurais pas. Nous sommes des kilomètres de crevards de photographes à vouloir l’avoir……