Sylvie Goulard : « Si on annule la dette, tout le monde y perd »

Les ITVs de l'IJBA
8 min readDec 12, 2020

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Propos recueillis par Lolla Sauty-Hoyer et Eléa Tymen.

Députée européenne de 2009 à 2017, Sylvie Goulard est seconde sous-gouverneure de la Banque de France depuis 2018. Aux dernières Tribunes de la presse, elle a apporté son éclairage sur la monétisation de la dette et sa possible annulation. Explications.

Le gouvernement a voté un budget pour l’année 2020, mais avec la crise sanitaire une part des recettes prévues dans ce budget ne pourra se réaliser. La dette va donc s’accroître, d’autant plus que l’État a mis en place des mesures de soutien à l’économie, notamment avec le recours au chômage partiel. La dette publique de la France a-t-elle atteint un seuil critique ?

Sylvie Goulard : Du côté des dépenses, des mesures de soutien extraordinaires ont été mises en place suite à l’arrêt de l’économie. Du côté des recettes, les entreprises ne réalisant pas leur chiffre d’affaires habituel ne vont pas contribuer autant au budget de l’État. Ce double effet va provoquer une dégradation des finances publiques et une augmentation significative du déficit et de la dette. Cela dit, le cas de circonstances exceptionnelles avait été prévu par le législateur européen, avec la possibilité de suspendre les règles communes du Pacte de stabilité et de croissance, ce que nous avons fait.

Lors de votre intervention aux Tribunes de la presse, vous vous êtes dite défavorable à une annulation des dettes de l’État. Quelles sont vos raisons ?

S.G : Certaines raisons sont d’ordre juridique, d’autres relèvent de l’économie et de la confiance. La raison juridique la plus importante est l’article 123 du traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne. Il interdit la monétisation de la dette des États et donc son annulation, qui serait une forme ultime de monétisation puisque non seulement vous venez au secours du pays, mais en plus l’engagement de l’État de rembourser disparaît. C’est un des éléments centraux du traité de Maastricht. C’est aussi un des piliers de la confiance mutuelle entre les partenaires de la zone euro. Une annulation de la dette toucherait à l’un des fondements de la monnaie unique. En outre, les incitations à une gestion rigoureuse disparaîtraient. Enfin, un problème de confiance se pose entre les partenaires de la zone euro d’abord, et les acteurs économiques ensuite. La crédibilité que l’Eurosystème a pu acquérir repose sur notre engagement collectif à respecter des règles définies. Si ce cadre disparaissait, la perpétuation même du système serait mise en péril. Tout le monde aurait à y perdre.

Quels sont les risques de l’endettement de l’État et en quoi est-ce si grave ?

S.G. : Il est normal qu’un État soit endetté, notamment pour financer des investissements d’avenir, dans un contexte de taux d’intérêt très bas. Personne ne peut fixer une limite absolue à la dette. Quand la limite de 60% du PIB a été déterminée dans le traité de Maastricht, nous pensions à l’époque ne jamais

atteindre ce seuil. Nous faisons aujourd’hui face à un évènement exceptionnel et dans ce cadre des solutions sont évoquées comme le cantonnement de la dette, décision qu’il appartient au gouvernement de prendre. Nous ne pouvons pas nous endetter sans limite car il se trouvera un moment où plus personne ne nous accordera sa confiance pour nous faire un prêt. Il nous faut donc rester crédibles et dépenser à bon escient, afin que les investissements d’aujourd’hui créent des revenus pour demain et augmentent ainsi les recettes fiscales. En revanche, il faut éviter de s’endetter pour financer des dépenses courantes.

Outre la dette, quels autres outils peuvent permettre de relancer

l’économie ?

S.G. : Si vous avez besoin d’argent pour faire de la relance et si vous considérez qu’il faut une relance par la dépense publique, vous pouvez augmenter les impôts ou en créer de nouveaux. Mais la France a déjà le taux de prélèvement obligatoire le plus élevé de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Vous pouvez aussi imaginer une relance par la dépense privée, c’est-à-dire qu’au lieu d’augmenter le budget de l’État, vous prélèveriez moins d’impôts pour que les gens dépensent leur revenu et investissent. Mais ce scénario risque d’encourager la consommation de produits importés, car nous sommes dans des économies ouvertes où, si l’on augmente le pouvoir d’achat des ménages, les citoyens peuvent faire des choix qui aboutissent finalement à enrichir d’autres parties du monde. Le déficit se creuse donc dans notre pays, mais la relance ne nous profite pas. Nous avons toutefois intérêt à ce que ces économies restent ouvertes car de grands groupes français exportateurs bénéficient de cette ouverture. Pour résumer, plusieurs outils existent : des dépenses publiques avec soit de la dette, soit de l’impôt, et des formes de relance passant par l’encouragement à l’investissement privé.

La relocalisation peut-elle être une solution pour empêcher que la relance ne profite aux autres pays ?

S.G. : L’argument de la relocalisation est à manier avec beaucoup de précaution. Il est légitime pour un pays de vouloir encourager la production locale, mais peut-on tout relocaliser ? Nous n’avons pas la technologie pour fabriquer certains matériels puisque malheureusement, l’Europe s’est laissé distancer dans le numérique notamment. Souhaiter relocaliser la fabrication de nos ordinateurs ne fera pas pousser aussitôt des usines en France. Cette démarche comprend d’ailleurs un risque car si chaque pays relocalise, nos produits ne seront plus achetés à l’extérieur de nos frontières. Je ne crois pas qu’il faille aller dans cette direction, même si nous pouvons l’encourager, notamment dans un souci environnemental. Enfin, certaines politiques appellent des efforts de moyen terme. Par exemple, si vous voulez avoir plus d’ingénieurs, il faut encourager l’apprentissage des mathématiques, créer des filières et des écoles. Nous avons de très bonnes filières de mathématiques en France mais certains de nos experts partent à l’étranger. Si nous voulons une politique de localisation ou de développement d’activités nouvelles, l’effort sur la main-d’œuvre est crucial.

Dans la situation actuelle, existe-t-il une solidarité au niveau de l’Europe et comment s’opère-t-elle ?

S.G. : Il y a beaucoup plus de solidarité transfrontalière en Europe que dans toute autre partie du monde. Le premier élément de solidarité est le budget de l’UE qui comporte des transferts de certains pays à d’autres, mais qui reste modeste puisqu’il correspond à peu près à 1% de la richesse commune. Un pas important a été franchi au mois de juillet par la création d’un fonds, le Next Generation EU, qui est un budget exceptionnel financé par un endettement commun : 750 milliards d’euros seront redistribués en prêts et dons. Il s’agit là d’un élément de solidarité tout à fait nouveau et remarquable. En réponse à ce défi collectif qu’est la crise sanitaire, nous avons commencé à mettre en place un endettement commun et des transferts importants, je crois qu’on peut bien parler de solidarité dans l’UE.

La pandémie de Covid-19 est une circonstance exceptionnelle qui a augmenté la dette des États, mais certains comme l’Italie étaient déjà très endettés. Ne risquent-ils pas de faire faillite comme la Grèce en 2010 ?

S.G. : On peut être endetté sans être en faillite. Effectivement, pour la France, les taux d’endettement se situeront à la fin de l’année entre 115 et 120% du PIB. Pour d’autres pays comme l’Italie, ils monteront à 160%, et 120 % en Espagne. Toutefois, la dette s’élèvera à 70% du PIB en Allemagne, et les Pays-Bas seront à 60%. Nous avons donc une zone euro très contrastée, où certains pays doivent

être vigilants. La pandémie a frappé tous les pays du monde, mais elle les a frappés au niveau d’endettement qui était le leur en 2019. Ainsi, effectivement, l’Italie compte parmi les pays de l’Union Européenne les plus endettés. Mais le gouvernement y est plus stable qu’il y a deux ans et l’on n’observe pas de signaux d’inquiétude particuliers sur les marchés. La question pour l’Italie comme pour la France est plutôt structurelle : existe-t-il une éducation de qualité qui permet de rester dans la compétition technologique, un système administratif, judiciaire qui encourage à investir dans le pays ? Il est aussi important de savoir qui détient la dette. Au Japon par exemple, ce sont essentiellement les Japonais, alors qu’en France, c’est une petite majorité d’étrangers. Il ne faut donc pas seulement prendre en compte le niveau de la dette mais aussi sa nature, les maturités, les détenteurs. Enfin, il est important de distinguer le court terme, ce qui a été fait pour répondre à la crise de manière exceptionnelle, et le plus long terme où les questions structurelles l’emportent sur le niveau de dette.

Vous parlez d’investissements nécessaires pour relancer l’économie, cela passe notamment par l’implantation et le développement de nouvelles entreprises. Le niveau d’endettement de la France ne peut-il pas en décourager certaines ?

S.G. : La France reste un pays attractif pour les investisseurs. Les chefs d’entreprises recherchant à la fois des infrastructures de qualité, et une certaine stabilité politique. Or, le cadre européen est rassurant. Notre territoire a énormément d’atouts mais la compétition entre les pays est âpre pour attirer les investisseurs. Il est donc important de maintenir la qualité des infrastructures, des services, notamment l’éducation et la formation et aussi d’avoir un marché du travail suffisamment flexible pour que les entreprises trouvent la main-d’œuvre dont elles ont besoin. En dehors de la gestion de la dette, le développement de l’économie passe aussi par un cadre administratif favorisant l’innovation.

Après la crise de 2008, les politiques d’austérité ont explosé et l’on peut prédire qu’elles seront renforcées suite à la pandémie actuelle. Pourtant, ces mêmes politiques ont entravé la gestion de la crise puisqu’elles ont notamment fragilisé l’hôpital public. Comment est-il possible d’éviter ce cercle vicieux ?

S.G. : Le sujet est très complexe. D’abord je ne crois pas que l’on puisse dire que des politiques d’austérité ont été mises en place en France quand la dette publique a augmenté de 68% à 98% du PIB entre 2008 et 2019. Le problème tient à la gestion de la dépense publique qu’il faut améliorer. Si l’on compare avec l’Allemagne ou les Pays-Bas, ces pays ont dépensé beaucoup moins d’argent public, ont fait d’incroyables économies, mais se retrouvent paradoxalement avec plus de lits de réanimation. En France, nous avons beaucoup d’échelons administratifs et de collectivités locales, dont les dépenses ont augmenté ces vingt dernières années. Par ailleurs, les régimes de sécurité sociale ne sont pas à l’équilibre. L’Allemagne et les Pays-Bas ont réformé les retraites, la santé, et ces régimes-là ne génèrent plus de déficit. Ce sont des choix parfois douloureux mais que l’on doit prendre en raison notamment du vieillissement de la population. Notre pays a le plus fort taux d’impôts et de prélèvements obligatoires de tout l’OCDE, un déficit systématiquement supérieur aux engagements européens et une dette qui n’a cessé de croître. Nous devons poser un regard lucide sur la situation et non souhaiter annuler la dette sans s’interroger sur la source des problèmes.

Une partie de la dette publique vient du consentement des États à rembourser une dette privée : celle des banques. Pourquoi ne pas mettre en place des garde-fous, par exemple dire : “si vous êtes une banque et que vous financez un fonds spéculatif alors vous ne pouvez pas avoir la garantie des États”, du moins à partir d’un certain risque ?

S.G. : Depuis la crise de 2008, un arsenal législatif a été conçu pour introduire des garde-fous et encadrer la finance. Désormais si une banque est en difficulté, elle est placée en situation de résolution. Une institution a été créée à Bruxelles, un fonds de résolution alimenté par des banques privées également. Nous sommes passés d’un système où les gouvernements devaient sauver le secteur bancaire, à un système où le secteur bancaire cotise auprès d’une sorte d’assurance privée en cas de problème, les États n’étant sollicités que dans un second temps. Les exigences en capital des banques ont aussi été augmentées, elles doivent aujourd’hui avoir beaucoup plus de réserves pour réaliser leurs activités. La résilience a été considérablement accrue. Enfin les banques sont indispensables au fonctionnement de l’économie puisque ce sont elles qui transforment l’épargne en crédit aux ménages et aux entreprises. Quand une banque fait faillite cela provoque une conflagration en chaîne dans toute l’économie, avec de lourdes répercussions sur l’emploi et la vie des citoyens.

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