Sophie Gherardi : “Les jeunes construisent leur identité sur leur foi face à un monde entièrement matérialiste et consumériste”
Co-fondatrice du Centre d’Étude sur le Fait Religieux Contemporain, ancienne journaliste au Monde, Sophie Gherardi participait aux Tribunes de la Presse à la table ronde : “Identité religieuse dans une société laïque”. Pour cette spécialiste du fait religieux, les jeunes renouvellent leurs façons de vivre leur foi.
Propos recueillis par Léa Petit-Scalogna et Lucas Zaï–Gillot
Aujourd’hui, quel est l’état des croyances et des convictions des jeunes générations ?
Sophie Gherardi : Le panorama global fait état d’une déprise religieuse massive, notamment en France. Même aux USA, où 90% des gens se disaient croyants, nous en sommes à plus qu’à 65–70%. La baisse s’opère surtout chez les jeunes. La réalité : la majorité des ceux-ci ont un rapport assez distendu aux traditions religieuses en France. Au contraire, il existe une minorité de personnes très investies dans une sorte de renouveau religieux de leurs croyances. Il s’agit d’une recomposition des pratiques religieuses avec des contenus qui existent mais qui ne sont pas ceux de la famille.
Vous parlez de recomposition, pouvez-vous expliquer ce phénomène ?
S. G. : J’en avais fait un colloque : “Y a-t-il un retour du religieux ?”. Et si quelque chose revient, ce n’est pas ce qui était parti ! En tout cas, il s’agit d’autre chose : une recomposition. Ce sont des religions sans culture. Il n’y a pas de lien avec les pratiques culturelles préexistantes. Par exemple, dans le judaïsme, on note un retour aux sources avec un respect strict des traditions impliquant parfois de se séparer du reste de la société. Tandis que chez les musulmans, la religion a été réinterprétée. La pratique actuelle ne ressemble pas à celle des parents ou des grands-parents. Il s’agit d’un islam postmoderne où les références sont horizontales et non plus verticales.
Pour les catholiques, cette recomposition n’est-elle pas différente en raison de l’héritage religieux français ?
S. G. : C’est plus diffus. Durant l’après-guerre, le catholicisme des anciennes générations était marqué par l’aspect caritatif, plutôt de gauche et ouvert. Cette période s’efface, les plus jeunes ne pensent plus comme ça. Par exemple, les séminaires traditionalistes sont plus demandés par rapport aux séminaires mainstream. Une recomposition de l’ancien avec des aspects modernes. On s’envoie des prières avec des rappels par SMS.
Est-ce que les réseaux sociaux peuvent accroître le sentiment d’appartenance à une communauté religieuse ?
S. G. : Easy come easy go. Les choses qui viennent vite ont tendance à vite repartir aussi. La passion religieuse sous forme de pic, cela ne dure pas très longtemps. Les réseaux sociaux ont sûrement une influence sur la pratique religieuse, mais cela peut être un effet de mode. Ceci dit, il ne faut vraiment pas négliger la puissance de l’effet religieux. Nous parlons du salut de l’âme, un mobile très puissant. Nous pouvons nous moquer des tiktokeuses catholiques qui se mettent des voiles de “néo bonne-sœur”, mais il ne faut jamais négliger la force de la pulsion religieuse. Des gens construisent leur identité sur cette foi face à un monde entièrement matérialiste, consumériste. Ils aspirent à quelque chose de plus grand qu’eux. Ces tiktokeurs ne sont pas juste des petits gamins qui font des fantaisies. Pour moi, c’est un besoin de réenchanter le monde.
Ces jeunes croyants évoluent dans la majorité des cas dans des structures laïques comme l’école publique, comment peuvent-ils y vivre leur croyance ?
S. G. : Dans le discours public, si un élève veut suivre du catéchisme, l’école coranique ou l’école juive, cela ne regarde pas l’institution. La religion, sauf si c’est le catholicisme, ne se mélange pas à l’Etat et à l’école. Depuis longtemps la société colle à la pratique catholique. Ce qui est injuste pour les autres croyants.
Si la religion n’a pas sa place à l’école, nous ne pouvons pas dire qu’il s’agisse d’une affaire privée. C’est ce qu’on appelle une liberté publique. Vous pouvez exprimer votre religion et porter ce que vous voulez dans l’espace public. Exprimer sa liberté chez soi avec portes, fenêtres fermées et rideaux tirés, ce n’est pas une liberté. Cela reste ma vision de la laïcité.
Donc, il existe plusieurs interprétations de la laïcité ?
S. G. : La laïcité est devenue très polarisée en France. 80 à 90% des Français trouvent que la laïcité est une bonne chose mais quand il s’agit de la définir, nous avons des clivages assez forts. Je partage plutôt une vision d’une laïcité où nous laissons les gens tranquilles. Je me considère comme tout à fait républicaine mais je ne suis pas de la laïcité dite ultra-républicaine.
Plaçons-nous du côté de l’École, pensez-vous que cette institution peut et doit construire un socle de culture commune autour des religions ?
S. G. : Cela fait surtout 30 ans que nous essayons et que nous n’y arrivons pas. Et nous y arrivons de moins en moins. Il y a une inculture religieuse générale et les professeurs ne savent pas comment y remédier. Avant, nous n’enseignions pas le fait religieux mais nous parlions des religions en étudiant les croisades. Maintenant, ce n’est plus aussi naturel et cela pose des problèmes. D’autant plus que s’est installée une espèce d’intimidation à aborder ces sujets-là.
Est-ce qu’il y a eu un avant et un après l’assassinat de Samuel Paty dans les classes ?
S. G. : Oui et même en dehors des classes. Je pense que la cohésion du pays avait assez bien tenu malgré les atroces assassinats perpétrés par Mohamed Merah, malgré Charlie Hebdo et l’hypercacher, malgré le Bataclan et les terrasses. Mais là, il y avait quelque chose de particulièrement horrible dans l’assassinat de Samuel Paty. Cela touchait au sacré de l’école, très essentiel dans la construction de la République en France. Pour beaucoup de gens, cela a été un point de rupture et ils sont devenus très intolérants à toute manifestation religieuse et notamment musulmane. Maintenant, il faudrait arrêter de dire que l’école se défend contre l’islam. Beaucoup de professeurs peuvent être des musulmans. L’école est mixte religieusement depuis très longtemps.
Vous avez récemment publié un mémoire sur la politique de comptabilité d’atteintes à la laïcité de l’ancien ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer et vous n’êtes pas tendre avec cette politique. Pour quelles raisons ?
S. G. : Quand les comptes de ces atteintes à la laïcité ont été lancés en 2017, je me suis demandé d’où ça sortait. Jamais, nous n’avions parlé d’atteinte à la laïcité. Cette expression a été lancée par Jean-Michel Blanquer comme un symbole d’une véritable guerre culturelle. Le ministre étant un ancien professeur de droit public, il a forcément fait exprès de subvertir cette expression qui existait vaguement depuis 120 ans. A l’origine, les atteintes à la laïcité, c’était quand l’État lui-même ou ses représentants ne respectaient pas leur devoir de neutralité. Cela ne concernait pas l’attitude d’usagers comme des élèves ou des professeurs. Cette dimension-ci est une véritable innovation, un cheval de Troie que je trouve déplorable. Je pense que nous sommes en train de mettre la laïcité dans une bagarre politique qui va l’abîmer.