Sophie Avon : « Arrêtons de dire que les « pieds-noirs » étaient des richards »
Propos recueillis par Sahra KADI et Adrien VOYER
Née en Algérie, Sophie Avon a deux ans lorsqu’elle quitte cette terre avec ses parents. En 2021, elle publie Une femme remarquable chez Mercure de France où elle raconte la vie romancée de sa grand-mère qu’elle n’a pas connue, avec l’Algérie des années 1930 à 1960 en toile de fond. Dans cet entretien, elle revient sur son propre rapport à l’Algérie, ce pays dont elle ne se souvient pas, mais qu’elle maîtrise à travers les souvenirs de celles et ceux qui, parmi ses proches, s’en souviennent.
Qu’est-ce que la passion symbolise pour vous ? Et plus encore, votre passion pour l’Algérie ?
Sophie Avon : Chez moi, la passion est incarnée par des sentiments violents : le volcan, le besoin ou encore le désir. Il y a des passions tristes, parfois même mortifères, qui rongent. Ce qu’il y a de merveilleux dans le mot passion, c’est qu’on peut tout y mettre, du moment qu’il y a du sentiment et de la volonté. Entre l’Algérie et moi existe un lien passionnel. Ce qui peut sembler étonnant étant donné que ce lien est seulement hérité de mes parents. J’avais deux ans quand j’ai quitté l’Algérie. Mon frère, lui, s’en souvient. Il était plus âgé. On dit toujours qu’on ne se souvient pas de son enfance. Or, ce n’est pas parce qu’on ne s’en souvient pas de manière consciente qu’on n’a pas été touché voire bouleversé, que le venin n’est pas là. On sent les événements. J’ai d’ailleurs été marquée par une sensation surprenante, quand j’étais petite et que j’allais à l’école. Je devais avoir dix ou onze ans. Je me souviens très bien d’une route sablonneuse menant à mon arrêt de bus, elle n’était pas goudronnée et je me disais : « Alors là, tu es en Algérie, tu marches en Algérie ». Je m’étais projetée dans ce pays que je m’imaginais. Et cela m’a obsédée, oui. Je n’ai appris que tard que l’Algérie se trouvait en Afrique. Je me revois au lycée disant : « c’est dingue, l’Algérie est en Afrique ! » Cela me paraissait d’un coup très loin et en même temps tout près. C’était chez nous, avant.
Comment votre famille est-elle arrivée en Algérie ?
S. A. : Ma mère et mon père sont nés en Algérie, tout comme leurs parents et grands-parents. Mon arrière- grand-père paternel a quitté la France à dix-huit ans avec son épouse, mais vraiment pas pour tenter d’y faire fortune. Ils sont partis avec une charrette, ont emprunté le train puis le bateau, c’étaient des pionniers. On ne leur a pas donné de terres, ils résidaient en ville. Ses parents tenaient une auberge en Auvergne, alors mon arrière grand-père a naturellement essayé d’ouvrir une petite gargote. Son commerce n’a pas tenu longtemps, il était un poète doué mais un piètre entrepreneur. Bref, il était pauvre. Mon père me racontait qu’il adorait son grand-père et que celui-ci adorait les bouquins. Il était très doué avec les langues grâce aux livres que lui prêtait le curé, alors même qu’il ne venait pas d’un milieu où la littérature comptait. Il a ainsi fait de sa fille, ma grand-mère, une femme lettrée.
Pensez-vous que les « pieds-noirs » se traînent un récit historique éloigné de leur réalité ?
S. A. : De nombreuses réformes ont tenté de voir le jour pour donner aux Arabes, aux Kabyles, aux Juifs et aux Européens un statut identique. C’était la moindre des choses. Il fallait que toutes ces populations puissent vivre ensemble. Mais beaucoup d’entre elles n’ont pas été suivies, sans doute pour des questions de racisme. Mais il n’y avait pas que d’affreux colons, loin de là. Les vrais colons, c’étaient les Français riches qui avaient des terres, et ils n’étaient pas majoritaires. Mes parents, en tout cas, n’en faisaient pas partie. Ma mère me répétait à longueur de temps : « J’en ai marre qu’on dise que les « pieds-noirs » étaient des colons ». C’étaient des petits commerçants, des petits pharmaciens, des ouvriers, des employés… Arrêtons de dire que c’étaient des richards. Une jeune femme m’a dit un jour : « Attendez, vous les « pieds-noirs », quand vous êtes arrivés en France, vous aviez des valises Hermès ». Je lui ai répondu : « Mais ça va pas, non ! Personne n’est arrivé en France avec des valises Hermès pendant la guerre, absolument personne ». Statistiquement, les Français des trois départements algériens (Alger, Oran et Constantine) vivaient en dessous du niveau de vie moyen dans les départements de la métropole. En gros, les gens étaient plus pauvres en Algérie qu’en France. Les Arabes encore plus, c’est sûr. Peut-être que des gens s’estimaient supérieurs aux Arabes. Comme un riche peut s’estimer supérieur à un plus pauvre. Ce truc de classe sociale, on le retrouve peu importe les races.
Comment les « pieds-noirs » et les Algériens vivaient-ils ensemble ?
S. A. : Mon grand-père avait des voisins qui n’avaient pas d’eau. Lui en avait parce qu’il avait installé une énorme citerne recevant l’eau de pluie, sur son terrain. Il invitait les Arabes à se servir en eau dans sa citerne. Ils se parlaient, se connaissaient, s’aimaient bien. Il y avait aussi des gens infects qui pensaient qu’il ne fallait pas parler avec eux. A la ville, les Arabes étaient vus par les Français comme des silhouettes, des « figurants » comme disait mon père. Les « pieds-noirs », étaient aveugles à la misère des Arabes, cela est incontestable. A la campagne, en revanche, tout le monde se tenait la main, me disait l’une de mes cousines. Une des sœurs de ma grand-mère, qui était infirmière auprès d’un dispensaire, sillonnait les petites routes de la campagne algérienne en charrette pour soigner gratuitement les femmes qui ne voulaient pas être auscultées par des médecins masculins. Elle était payée en nature, avec une poule par exemple. C’est sa fille, aujourd’hui âgée de 96 ans, qui m’a fait part de cette petite histoire.
Dès les premiers mois de la guerre, votre famille a-t-elle senti qu’elle devrait partir un jour d’Algérie ?
S. A. : Je crois qu’ils ont été très naïfs. En 1959, vers ma naissance, mon grand-père avait dit à ma mère que nous devrions songer à partir. Puis bon, ils se sont dit qu’ils verraient bien. Mon père a crevé la dalle pendant la guerre. Ils n’avaient rien d’autre à avaler que des patates douces et le pain manquait. Il y avait parfois un vague potager dans le jardin du grand-père de mon père, peut-être deux ou trois poules, mais ça ne suffisait pas à nourrir des jeunes gens. Mes parents ont aussi perdu une fille. Elle est morte à cause de la guerre. Cette petite est née prématurée, mais de seulement huit mois et quelques semaines. Elle avait besoin d’oxygène, mais la guerre ayant entraîné la fermeture de l’hôpital du coin, elle n’a pas pu en bénéficier. Ma mère m’a juré avoir entendu de la bouche du médecin cette phrase horrible quand mon père et elle lui ont apporté leur bébé mort : « C’est un cadavre, que vous m’apportez ». Alors, quand il s’est agi d’écrire sur l’Algérie, j’ai pensé à ma mère mais aussi à ma grand-mère qui avait également perdu une petite fille. Mon frère, quand nous étions gamins, m’avait dit qu’il avait très peur que je meurs parce que toutes les petites filles dans notre entourage étaient mortes avant l’âge de cinq ans. Quand j’ai atteint cet âge, il a pensé fortement : « Ouf, elle n’est pas morte ! » Mon grand-père, lui, est resté en Algérie pendant dix ans après l’indépendance. Il a dit : « Je ne partirai pas. Je vis très bien avec les Arabes, je reste ». Il n’a jamais eu peur de se faire zigouiller car les Arabes le protégeaient.
Votre dernier roman raconte la vie de votre grand-mère qui est née et a vécu en Algérie. Raconter son histoire s’est-il avéré compliqué ?
S. A. : Je ne suis pas douée en histoire. Je n’ai pas eu de bons professeurs et je crois que quelque chose m’a détournée de l’histoire. Pour écrire mes quelques ouvrages sur l’Algérie, j’ai été forcée de m’y mettre. La plupart de mes livres ont été tirés de ma propre histoire. Pour Une femme remarquable, il m’a fallu écrire celle de mes ancêtres. Heureusement mon père m’en parlait beaucoup. En 1997, un an avant sa mort, je l’ai interviewé en pensant que son témoignage me servirait un jour. Il disait qu’elle était une « femme supérieure ». Du reste, l’écriture de l’histoire franco-algérienne est rendue difficile à cause d’une volonté du gouvernement algérien de ne pas ouvrir les archives du pays. Les Algériens n’en peuvent plus de leurs gouvernants qui leur ont confisqué leur révolution en 1962.
Peut-on considérer qu’il y a derrière votre dernier roman un travail d’historienne ?
S. A. : Écrire des romans implique de maîtriser l’histoire. Quand les Anglais attaquent la flotte française dans le port de Kébir, ce n’est pas pour attaquer les Français mais bien parce qu’ils craignent que les Allemands s’emparent de la flotte française. Pour les marins français, dont mon grand-père faisait partie parce qu’il avait été mobilisé pendant la guerre, la vie à ce moment-là a été horrible. Ils ont vu leurs copains tirés par les Anglais qui étaient a priori de leur côté. Imaginez le déchirement. Écrire nécessite de faire preuve d’exactitude et de précision. Qu’est-ce que ça représentait d’avoir froid en Algérie ? L’hiver 1943 était-il plus froid que la moyenne ? Que se mettait-on sur les épaules ? Dès lors que l’on maîtrise l’histoire, on peut s’autoriser à inventer. Je me suis d’ailleurs servie de la thèse d’un homme qui a vécu à cette époque. Son texte était une mine de riches détails.
Allez-vous continuer à écrire sur la vie de vos ancêtres ?
S. A. : Je suis loin d’en avoir terminé avec l’Algérie ! Mon dernier roman, qui devrait sortir en 2024, prend fin au printemps 1954 avec la disparition de ma grand-mère. Il faut que je m’arme pour écrire la suite. L’idée de me confronter au sang et aux larmes ne me plaît pas du tout. Mon prochain roman sur la Guerre d’Algérie débutera en novembre 1954, c’est-à-dire au début de la guerre, pour se terminer en 1962. Je n’ai pas envie de l’écrire, mais j’ai l’impression que je me le dois.