Dominique Rousseau : « Il y a une colère démocratique des peuples qui demandent, non pas moins, mais davantage de démocratie »

Les ITVs de l'IJBA
7 min readDec 12, 2020

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Propos recueillis par Philippine Thibaudault et Florian Mestres
12/12/2020

Dominique Rousseau est constitutionnaliste et professeur de droit public à l’Université Paris I — Panthéon Sorbonne. Il insiste sur la nécessité de faire participer le citoyen aux délibérations des décisions politiques.

Sommes-nous vraiment entrés dans une situation de fatigue démocratique. Quels en sont les symptômes ? Et est- ce que cela s’observe plus en France qu’ailleurs ?

Dominique Rousseau : Camus disait « mal nommer les choses, c’est aggraver le malheur du monde ». Je pense qu’aujourd’hui on ne peut pas nommer ce qui est devant nous comme étant une « fatigue démocratique », mais plutôt une « colère démocratique ». Elle n’est pas spécifiquement française, on la retrouve partout : au Chili, en Algérie, à Hongkong, en Biélorussie… Et pourquoi cette colère ? Non pas pour demander une dictature, mais pour demander davantage de démocratie. Il y a une colère démocratique des peuples, qui sortent dans la rue, qui manifestent, pour demander, non pas moins, mais davantage de démocratie. Ou peut-être une autre forme de démocratie.

Est-ce que l’affaiblissement des partis politiques et la perte de crédit des élites politiques participent aussi à cette colère démocratique ?

D. R. : L’ « élite » est un concept trop large. Il ne distingue pas, à l’intérieur, celles et ceux qui réfléchissent et, qui, depuis longtemps, alertent sur les dysfonctionnements actuels des régimes politiques. Par exemple, les universitaires du « MIT » (Ndlr, « Institut de technologie du Massachusetts ») en 1970, produisaient un rapport appelant à la croissance zéro. En 1993, Pierre Bourdieu publie son livre « La misère du monde » … Autrement dit, nous n’avons pas attendu les gilets jaunes ni les événements actuels pour qu’un certain nombre d’intellectuels ou de scientifiques s’inquiètent de cette situation. Les observations et les analyses faites il y a quinze, vingt ou quarante ans, n’étaient pas prises au sérieux à l’époque par les peuples, par « les gilets jaunes ».

Aujourd’hui, il y a une rencontre de l’objectif et du subjectif. C’est-à-dire l’objectivité des inégalités territoriales, sociales, entre hommes et femmes, de la monopolisation de la fabrication des normes par une certaine partie du personnel politique… Tout cela a été dénoncé, mais ce n’était pas subjectivement vécu par les individus. Les peuples sont en colère car ils prennent conscience de ce que certains penseurs disaient déjà depuis longtemps. Quant aux partis politiques, ils sont victimes de la forme dans laquelle « le politique » s’exprimait jusqu’à présent, des formes essentiellement représentatives. Ce qui est remis en cause désormais, ce n’est pas la démocratie, mais la forme dans laquelle elle s’est réalisée depuis une vingtaine d’années. Les citoyens souhaitent intervenir eux-mêmes dans la fabrication de la loi et dans celle des politiques publiques. Ils demandent que tout cela ne soit plus seulement entre les mains de leurs représentants.

La démocratie peut-elle être réductible seulement au vote ? Quelles sont les autres formes de participation citoyenne qui pourraient enrichir notre système démocratique ?

D.R. : Dire que la démocratie se résume au vote est une idée reçue. Les idées reçues, comme disait Descartes, il faut les remettre en doute. Il y avait un vote sous Hitler, Staline, et Pinochet. Revenons à une expression populaire. Lorsque l’on vote, on « donne sa voix » à quelqu’un. Le vote est une délégation. J’abandonne ma « voix », donc je me tais. Mais la démocratie, c’est justement la voix. Parler et s’exprimer. Par conséquent, le vote n’est pas synonyme de démocratie. A présent, les citoyens veulent récupérer leur voix pour continuer à parler, même entre deux moments électoraux. Une démocratie continue, en somme.

Le vote n’est pas le marqueur d’une décision ou d’un régime démocratique. Ce qui est le marqueur, c’est la délibération publique, l’usage de la raison, comme dirait le philosophe J. Habermas, où les citoyens argumentent et débattent pour définir quelles sont les politiques publiques qui sont les plus pertinentes.

N’existe-t-il pas un danger à ce que tout le monde fasse usage de sa voix à partir du moment où tout le monde ne fait pas usage de sa raison ?

D. R. : Construire un lien entre les intellectuels, ceux qui ont le savoir, et les citoyens est devenu primordiale désormais. Les citoyens sont en demande d’un vrai savoir, pas d’un savoir donné par les complotistes et les « fake news ». Un savoir transmis par ceux dont le métier est de produire la connaissance et qui va aider les citoyens à délibérer en tenant compte de l’ensemble des éléments. En laissant s’exprimer les voix des citoyens par les échanges d’arguments, nous allons progressivement arriver à trouver le savoir et les compromis. On ne peut pas retourner au vote capacitaire et n’autoriser que ceux qui savent à participer au débat public. Vous ne pouvez pas interdire à ceux qui n’ont pas le savoir d’intervenir dans la fabrication d’une politique publique. Ils n’ont peut-être pas le savoir que les intellectuels ont, mais ils ont le savoir pratique, et cela l’élite l’oublie souvent. Les politiques publiques faites dans les bureaux sont très belles et parfaitement cohérentes lorsque vous les pensez intellectuellement. Il manque cependant la pratique, l’expérience de vie, qui devrait être la source du savoir et par conséquent, le fondement des politiques publiques. On a trop longtemps considéré que le vécu des gens devait être mis de côté parce qu’il serait un obstacle à la définition d’une politique publique juste.

De quoi la crise sanitaire nous a-t-elle fait prendre conscience ? Ce n’est pas le ministère de la Santé, mais les soignants et soignantes qui savent ce qu’il faudrait faire pour que les gens puissent être pris en charge sans qu’on soit soumis au confinement. Ce savoir qui sort de l’expérience des gens a été oublié, au profit d’un savoir bureaucratique. Ceci explique cette colère démocratique.

Les élus locaux n’ont-ils pas un rôle important à jouer pour remédier à cette fatigue démocratique ?

D. R. : Cette colère démocratique trouvera à s’exprimer d’abord au niveau local, par la revendication de conseils de quartier, de conseils citoyens, d’assemblées citoyennes de terrain. Avec ou contre les élus, les citoyens pourront décider ou non d’une autoroute ici, ou d’une piscine là. Au niveau local, la colère démocratique pourra trouver le moyen de se transformer en action démocratique.

À l’heure où tout va très vite, et où les évènements se succèdent, imposant des prises de décisions rapides, comme par exemple, l’état d’urgence et le recours aux ordonnances, la démocratie actuelle n’est-elle pas ce qu’elle est par manque de temps ?

D. R. : Le temps est un élément très important d’une politique démocratique. Pour délibérer, en effet, il faut du temps, pour l’écoute, le savoir de l’expérience, l’échange et la construction d’une décision. Certes, il est plus simple de gouverner par décret. Mais quand vous gouverner par décret dans les sociétés complexes d’aujourd’hui, les gens n’accrochent pas. On le voit bien avec le confinement. Ces décisions rapides qui sont prises du haut, sans tenir compte de ce qu’il se passe dans les collectivités locales, ne sont pas comprises, ni exécutées comme les gouvernants le souhaiteraient. La démocratie implique du temps, écouter les opinions différentes de la vôtre, échanger, donner du temps pour que les choses mûrissent, pour que la réflexion se fasse, qu’on passe d’une idée à l’autre. Les lois sont souvent votées beaucoup trop vite. Résultats, elles sont mal rédigées, illisibles et sanctionnées par le Conseil constitutionnel. Cela affaiblit la confiance dans les institutions qui sont chargées de les faire.

Que pensez-vous du référendum d’initiative citoyenne (RIC) demandé par les gilets jaunes, dans le cas où les propositions de loi qui en résulteraient seraient soumises à un contrôle de constitutionnalité ?

D.R. : J’ai pris position contre le référendum d’initiative citoyenne, qui me parait être un faux-amis de la démocratie. Ce que je dis est évidemment contre-intuitif : la démocratie, c’est le peuple qui s’exprime, donc le référendum est démocratique. Seulement, le temps de la délibération dans un référendum est souvent bref et, souvent, pollué par les « fake news ». En Colombie par exemple, pendant la négociation de l’accord de paix entre le gouvernement colombien et les FARC, les opposants disaient que le Diable viendrait en Colombie si le « oui » l’emportait. Pour cette raison-là, le referendum ne paraît pas être un instrument de la démocratie. Deux cas sont révélateurs En 2013, par exemple, en Croatie, la question est posée de savoir s’il faut reconnaître le mariage entre personnes de même sexe. Dans la Constitution croate, il est prévu que si une pétition est signée par 700 000 personnes, cela entraîne un référendum. Ce fut le cas. Le peuple s’est exprimé et a voté non au mariage entre personnes de même sexe.

Au Brésil, la même année, un maire refusait de marier deux hommes. Ces derniers ont porté l’affaire devant la justice et cela est remonté jusqu’au Tribunal Suprême, qui donna tort au maire car celui-ci portait atteinte au principe d’égalité, notamment en créant ici une discrimination selon l’orientation sexuelle. Le Tribunal Suprême obligea donc le maire à marier ces deux hommes. Entre ces deux pays, quel est celui le plus démocratique ? Les constitutionnalistes ont pour point de référence le combat contre le principe de souveraineté. Une Constitution est faite pour empêcher le souverain — Roi, Assemblée nationale ou peuple — de faire ce qu’il veut et qui mettrait en danger la démocratie. Il existe des principes autour desquels les gens se sont mis d’accord pour vivre et qui sont constitutifs de la démocratie : la liberté d’aller et venir, la liberté individuelle, le droit à la santé, le droit de grève, le droit à l’éducation… Prenons, par exemple, l’image du code d’accès pour un téléphone. Les droits de l’Homme, ce sont les codes d’accès de la démocratie. Vous voterez peut-être, mais si vous perdez les droits de l’Homme, vous ne pouvez plus accéder à la démocratie. Vous remarquerez que les régimes autoritaires ou les démocraties illibérales dont on parle actuellement comme la Hongrie ou la Pologne, ne suppriment pas le droit de vote. En revanche, elles suppriment les libertés, telles que la liberté de la presse, la liberté académique, la liberté d’aller et venir, l’indépendance des juges… À partir du moment où l’on supprime ces libertés, on supprime la démocratie.

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