Phil Chetwynd : « Nous nous arrêtons aux faits sans prendre parti »

Les ITVs de l'IJBA
8 min readDec 8, 2023

Propos recueillis par Pierre Berho et Orianne Gendreau

Le directeur de l’information de l’Agence France Presse Phil Chetwynd, lors de son passage aux Tribunes de la presse, a rappelé l’importance vitale des médias dans une société fragmentée par la désinformation et les réseaux sociaux. A la tête d’une rédaction de 1700 journalistes répartis dans 150 pays, le journaliste a défendu le rôle central de l’AFP dans la valorisation de l’information authentique, souvent oubliée dans les débats actuels. Explications.

Pourquoi avez-vous accepté de participer aux Tribunes de la presse ?

Phil Chetwynd : Dans le contexte sociétal actuel très polarisé, il est très important que les responsables des médias prennent la parole pour expliquer ce que nous faisons, ce pourquoi nous valorisons l’information dans les médias. Ce sont des choses qui sont peut être oubliées dans le débats en ce moment. Nous pouvons voir toute la complexité du traitement de l’actualité avec tout ce qui se passe en Israël et en Palestine. Les médias sont souvent au cœur de l’action, c’est important d’expliquer notre travail.

Vous parlez de complexité, et vous avez aussi expliqué dans vos interventions, que le métier était de plus en plus compliqué. Comment voyez-vous l’avenir, êtes-vous pessimiste ou optimiste quant au futur du journalisme ?

Phil Chetwynd : Les défis sont énormes en ce moment et le journalisme, l’industrie des médias doivent se mobiliser. Nous observons que le climat politique, et pas seulement en France mais aussi en Europe et aux États-Unis, avec le populisme et la polarisation de la société est sous tension. C’est la partie négative. La partie positive, est que nous sommes aussi dans un environnement, une époque qui engendrent beaucoup de créativité. Le journalisme, ce n’est pas juste les journaux. Il est partout : un format tiktok, un fact-check, une infographie interactive, il y a tellement de manières différentes pour raconter une histoire de nos jours. Dans une newsletter, un site web, une télé et non pas uniquement dans des gros médias. Pour moi, ça rend le contexte un peu plus positif, il reste de l’espoir.

Le métier de journaliste devient de plus en plus difficile, beaucoup de nouvelles règles déontologiques se mettent en place, les nouvelles technologies entraînent une surmédiatisation souvent critiquée. Dans ce contexte. Le journalisme est-il toujours un “métier passion” ?

P. C. : Absolument. Pour ma part, ça a toujours été une passion et un privilège. Il faut le dire, nous faisons quelque chose qui est merveilleux, qui nous permet d’interagir avec la société, je le vois chez la plupart des gens qui travaillent pour moi. Le journalisme est beaucoup plus qu’un simple métier, beaucoup plus qu’une chose banale que nous faisons pendant la journée, nous sommes très engagés dans le travail. Et je pense que la société a besoin de cette énergie. Elle a besoin des médias pour pouvoir répondre à tous les défis qui se dressent sur sa route.

Mardi 14 novembre, vous étiez entendu à la Commission de la Culture du Sénat pour rendre des comptes à propos du traitement du conflit Israël-Hamas. Fabrice Fries, le PDG de l’Agence France Presse, assurait que l’AFP avait une mission d’intérêt général en diffusant l’information. Pour vous, une information de qualité a-t-elle forcément un coût ? Ce coût des services de l’AFP est-il un frein à l’information pour certains médias ?

P. C. : L’information a un coût. Si nous voulons maintenir un réseau partout dans le monde et en France, si nous voulons payer les gens correctement, il est évident qu’elle a un coût. C’est toute la bataille avec les plateformes et les sociétés à qui il faut l’expliquer. Il y a dix, quinze ans, tout le monde pensait que l’argent viendrait de la quantité de clic que nous aurions sur les contenus. Maintenant nous sommes dans un discours plus rassurant : Ce qui va marcher ? C’est la qualité du contenu et les choses plus profondes, plus travaillées. Beaucoup de médias et de clients sont en difficulté. Le bon modèle économique, les contenus qui fonctionnent varient selon les endroits du globe, il y a de l’incertitude. D’autant plus que certaines régions sont avantagées économiquement, et vont donc investir davantage que d’autres régions défavorisées. Nous voyons aussi de nouveaux modèles économiques des médias et des fondations qui commencent à jouer un rôle notamment aux US mais pas seulement. L’UE met aussi de l’argent sur la table, nous avons besoin de penser d’une manière innovante. En fait, nous n’avons jamais eu de baisse de clients, nous avons plus de clients et nos contenus intéressent également des clients hors médias. Mais, les clients traditionnels du passé veulent payer moins. Nous sommes passés d’une situation dans laquelle les grands médias du monde ont trois grandes agences : Reuters, AFP, AP ; à une réalité dans laquelle un média ne voudra plus bénéficier des services que d’une seule agence. Les médias ont vraiment besoin de nous, ils utilisent beaucoup notre contenu, mais ils exercent toujours une pression pour payer moins. Le modèle futur d’une économie de médias saine dans notre société ne s’est pas encore créé.

Vous avez travaillé au Moyen-Orient, en Asie, en Europe. Est-ce qu’à travers toutes ses expériences vous avez pu observer une culture journalistique différente, une manière de faire du journalisme différente ?

P. C. : Il existe des cultures journalistiques très différentes dans divers pays qui reflètent la société. Il y a une culture britannique très différente des US par exemple. Aux États-Unis, la culture du sérieux dans les gros médias est assez impressionnante, elle n’est pas présente en Grande Bretagne. Cela dépend aussi de qui contrôle les médias, la culture du service public aussi. En Grande-Bretagne, nous avons la BBC qui donne une espèce de sérieux à tout l’écosystème médiatique. En France, je considère que l’AFP est très privilégiée en étant soutenue par l’État. L’indépendance que nous avons à l’AFP, nous la retrouvons rarement dans le monde moderne. Malgré quelques pressions économiques et politiques qui s’exercent sur notre activité comme ces derniers temps avec le conflit Israelo-Palestinien, les journalistes et l’AFP arrivent à évoluer relativement sereinement. En France, le journalisme est plutôt bien soutenu par l’État. Quand nous sommes témoins des gens enlevés au Sahel par exemple, nous remarquons que la société française se mobilise pour ces journalistes. Je trouve que c’est quelque chose de positif, mais de plus en plus fragile.

Pourquoi avoir choisi de venir travailler à l’AFP plutôt qu’à Reuters ? Constatez-vous une différence de culture journalistique entre la France et la Grande-Bretagne ?

P. C. : Comme toujours dans la vie, parfois nous ne choisissons pas, il y a une porte qui s’ouvre, nous nous y engouffrons. J’ai travaillé dans des journaux pour l’Angleterre et par la suite, j’ai saisi l’opportunité de partir au Moyen-Orient avec l’AFP donc je suis allé là- bas pour y exercer durant deux ou trois ans, en pensant que cela s’arrêterait rapidement. Puis une nouvelle porte s’est ouverte et de fil en aiguille, 25 ans plus tard je suis toujours là. Il y avait des opportunités de partir ailleurs mais à chaque fois, quelque chose d’autre me retenait.
J’ai assisté à beaucoup de changements depuis mes débuts. Lorsque j’ai commencé à travailler à l’AFP, en 1996, il y avait une culture journalistique assez différente entre les services francophones et anglophones et je pense que ces deux cultures se sont enrichies mutuellement. Si j’avais un bémol à citer, cependant, c’est la culture de l’anonymat qui existe en France. Par exemple, imaginons qu’un fait divers ait lieu quelque part en France, nous allons appeler la police, recueillir des informations et directement sourcer : “une source proche du dossier”. Par défaut, nous ne la nommerons pas. Je désapprouve cette méthode. En Angleterre, la presse va citer un responsable de l’information avec son nom, prénom et sa fonction. Dans les pays anglo-saxons et aux États-Unis, l’anonymisation d’une source doit toujours être justifiée. Au New York Times par exemple, si quelqu’un veut anonymiser une source, il doit expliquer ses raisons, souvent l’anonymat est posé pour protéger la source qui risque de perdre son travail, ou parce que cela la met en danger. Évidemment, si la source n’est pas anonyme, elle risque de moins divulguer d’information, en tout cas d’être prudente, mais le journaliste ne sera pas garant de cette information, ce qui permet en quelque sorte de le protéger. Ces vingt dernières années, une grande partie des complexités auxquelles a dû faire face l’AFP était liée à ce rapport aux sources. En effet, cette anonymisation provoque un grand risque de décrédibilisation de l’AFP, dans le cas où l’information serait erronée ou inexacte.

Michel Laugier, le sénateur des Yvelines a évoqué l’AFP comme étant “l’image de la France à l’international”. Qu’en pensez-vous ? L’AFP est-elle l’image de la France et doit -elle lui rendre des comptes ?

P. C. : L’AFP est beaucoup de choses. Nous sommes l’agence nationale parce que nous faisons un travail pour nos clients français qui s’avère être très conséquent. La couverture de la France est notre couverture la plus importante à une échelle nationale. Cependant, dans un même temps, l’Agence France Presse est aussi une des trois agences internationales du monde. Nous avons ainsi un rôle et des missions différentes, sans lien avec la France. Le statut et la mission de l’AFP sont plus globaux. Nous sommes d’ailleurs l’agence la plus globale du réseau, car nous couvrons plus de pays que Reuters ou que l’AP. Nous sommes dans des lieux géographiques originaux. Pour vous donner un exemple, lors du tremblement de terre qui a touché la Turquie en février dernier, nous étions les seuls à disposer de correspondants dans le nord de la Syrie. Nos journalistes ont ainsi pu fournir des témoignages et des histoires inédites. Un autre exemple dans lequel notre rôle international intervient est cette discussion autour du terme “terroriste”. Si nous étions seulement une agence nationale qui représente la France, nous n’aurions aucun souci à utiliser le terme “terroriste” pour désigner le Hamas puisque tous les journaux français le font. Mais, étant donné qu’une partie de nos clients n’utilise pas ce mot, nous devons prendre plus de recul. Aucune agence mondiale n’utilisera ce mot. Nous privilégions des tournures de phrase comme “le Hamas, groupe désigné comme terroriste aux États-Unis et en France”. Ainsi, nous nous arrêtons aux faits sans prendre parti. Il faut aussi noter que nous avons une identité européenne très importante, c’est aussi cela notre identité. Pour ce qui est de devoir rendre des comptes à la France, je ne pense pas que ce soit le cas. Évidemment l’écosystème des médias et de l’information que j’ai mentionné plus tôt rend la diffusion de l’information plus compliquée mais c’est le même contexte un peu partout. On voit en France que le contexte politique des dernières années avec la montée des deux extrêmes La France Insoumise et Le Rassemblement National rend le travail médiatique plus difficile. Néanmoins, je n’ai pas le sentiment que l’AFP doit davantage se justifier auprès de la France qu’auprès des États-Unis par exemple, pays dans lequel le climat politique des dix dernières années n’était pas tout rose non plus. Finalement, le contexte général rend notre travail en tant qu’agence nationale complexe et nous subirons partout des pics d’éloges ou de blâmes.

--

--

Les ITVs de l'IJBA

Vous trouverez sur ce site les interviews réalisées par les étudiants en M1 à l'IJBA dans le cadre des Tribunes de la Presse de Bordeaux