Pauline Delage : « Le politique se trouve dans les rapports de pouvoir qui traversent la vie quotidienne, l’intime »
Chargée de recherches au CNRS, Pauline Delage est l’autrice de trois ouvrages. Dans son dernier livre Contrer les violences dans le couple : émergence et reconfigurations d’un problème public*, elle analyse les violences conjugales. Les travaux de cette sociologue questionnent aussi les rapports entre féminisme et pouvoir.
Propos recueillis par Anaëlle Hadj-Rabah, Noëlle Hamez et Florian Gourdin
Dans la société actuelle, le féminisme conjugue de nombreuses visions qui divergent, se complètent et évoluent. Dans quel courant inscrivez-vous votre pensée ?
Pauline Delage : Je suis sociologue du genre, je travaille sur les rapports de genre et les inégalités entre les hommes et les femmes. On distingue les courants sociologiques des courants féministes. Je m’inscris dans une analyse des rapports sociaux, des rapports de domination et la façon dont ils organisent les trajectoires, les subjectivités, les relations et les interactions entre individus. Cette approche s’appuie sur une sociologie critique et compréhensive qui renvoie aux travaux des féministes matérialistes qui ont travaillé sur ces thèmes.
Vous énoncez souvent dans vos travaux une opposition au féminisme néo-libéral. De quelle nature est cette opposition ?
P. D. : Dans mes travaux je m’intéresse aux transformations des mobilisations féministes et les rapports qu’entretient l’État avec celles-ci. J’ai travaillé sur le féminisme néo-libéral pour comprendre comment les reconfigurations de l’État et du féminisme d’État s’entremêlent pour construire les politiques d’égalité. Je pratique une sociologie des rapports sociaux et de la manière dont ils organisent les conditions de vie, d’existence, de division du travail, les relations entre l’État et la société civile.
Est-il possible de récupérer le pouvoir par le politique, en tant que féministe, dans le système patriarcal actuel ?
P. D. : Beaucoup de changements sont advenus à l’issue des lois sur la parité. Nous observons une volonté de faire en sorte que les femmes soient plus représentées dans les organisations politiques. L’un des angles morts de cette vision repose la représentation genrée du travail militant et politique. Par exemple, les femmes restent souvent cloisonnées à des tâches et fonctions qui sont symboliquement moins importantes que d’autres. L’économie va plutôt revenir aux hommes tandis que les questions sociales ou d’assistance publique vont être octroyées à des femmes. Dans la division du travail militant, nous constatons que les tâches sont différenciées et hiérarchisées.
Depuis plusieurs années, de nombreuses initiatives féministes émergent au sein de la société civile, tels que les groupes de collage, les comptes Twitter qui dénoncent l’utilisation du terme “Une femme” ou encore les comptes féministes sur Instagram. En quoi ces actions permettent-elles aux femmes de se réapproprier un pouvoir qui leur a été amputé ?
P. D. : Ces initiatives ont un effet de conscientisation. Ces démarches sont appelées le “féminisme de hashtag”. Les mobilisations qui ont lieu en ligne dans la lignée de MeToo ont un effet de diffusion d’idées féministes, de critique des stéréotypes et des représentations normatives de genre.
Le quinquennat d’Emmanuel Macron a vu germer et aboutir une flopée de mesures censées conférer plus de droits aux femmes. Dans quelle mesure les politiques publiques peuvent-elles jouer en faveur de la prise de pouvoir des femmes ?
P. D. : Il est important de rappeler que ces politiques ont une histoire qui précède ce quinquennat. Elles s’inscrivent dans la création de services étatiques qui prennent en charge la question. On appelle les agents de ces services des fémocrates, des féministes d’État. Ces initiatives ont des effets. Mais aujourd’hui la formulation des politiques publiques tend à cibler certaines femmes. Des chercheuses ont notamment travaillé sur qu’elles appellent « l’égalité élitiste » : une promotion de politiques publiques dans la sphère professionnelle qui touchent essentiellement les femmes cadres pouvant accéder à de hautes fonctions dans les entreprises. Les femmes des classes populaires et racisées sont largement exclues de ces politiques publiques.
Vous dites que les politiques publiques ciblent une certaine catégorie de femmes. Dernièrement, la Procréation Médicale Assistée (PMA) a marqué une grande avancée. Mais les personnes transgenres en ont été totalement exclues. Comment comprendre ce phénomène d’exclusion des minorités de genre et des minorités sociales ?
P. D. : Ce phénomène est d’abord lié à la position des personnes qui formulent les politiques publiques. Avec le concept de l’égalité-élitiste, les femmes de classes supérieures créent des politiques publiques qui ciblent essentiellement les femmes issues des mêmes milieux sociaux qu’elles, excluant donc les minorités. L’autre enjeu politique à prendre en compte est la pression que supposent certains sujets, comme la question de l’écriture inclusive par exemple. Ces politiques publiques se construisent dans les rapports de force qu’entretiennent groupes politiques et mouvements sociaux. Par ailleurs, les acteurs et actrices du monde politique ne sont pas toujours formés à ces nouvelles questions. Pour celle sur la transidentité, bien que le sujet ne soit pas nouveau, il y a aussi un défaut de formation, de connaissance réelle de la question.
Dans ce cas, comment les femmes de couches sociales sous-représentées pourraient-elles participer à l’élaboration de politiques publiques ?
P. D. : Traditionnellement, l’intériorisation de normes de genre empêchent les femmes de s’imaginer femmes politiques. Par ailleurs, l’accès au monde politique et les rapports de pouvoir en son sein sont influencés par une division genrée au travail, dans le couple et dans le monde militant.
Vous voulez dire que si nous ne nous sentons pas directement concernés par une cause, on ne voudra pas pallier le manque de représentativité qui en ressort ?
P. D. : Pendant des décennies, et surtout durant les années 1970, les féministes ont essayé de redéfinir ce qu’est le politique : le penser au-delà d’un simple poste à l’Assemblée nationale, de devenir ministre, ou de s’engager dans une organisation. Le politique, c’est aussi les rapports de pouvoir qui traversent la vie quotidienne, qui touchent à l’intime… Pour les femmes, les classes populaires, ou encore les personnes qui subissent du racisme, si la politique n’est pas visible au quotidien, ne les touchent pas, alors probablement que l’exclusion de ce domaine est inévitable.
En partant de l’exemple des femmes de chambre de l’Ibis Batignolles : dix-sept travailleuses ont milité pendant 22 mois pour leur revalorisation salariale et de meilleures conditions de travail, peut-on dire que les médias aident à rendre visible le combat féministe ?
P. D. : Les médias opèrent un tri dans les informations et les personnalités. Ce tri est lié aux formations, au cadre médiatique, mais aussi au travail quotidien des journalistes. En parallèle, des personnes se mobilisent concrètement pour changer le pouvoir tel qu’il est. Cependant, ces dernières ont encore trop peu accès à l’espace médiatique.
Ces mouvements sociaux ne pourraient-ils pas être mieux questionnés et représentés s’ils étaient traités par les médias féministes émergents ? Ces supports sont-ils un moyen pour les femmes de reprendre part au paysage médiatique ?
P. D. : La Déferlante est un excellent exemple. Ce média parvient à poser un autre regard sur les questions sociales et politiques grâce à ses longs formats. Cela change aussi la temporalité du travail journalistique. Je suis souvent interpellée par les journalistes qui me demandent un rendez-vous dans la journée, pour traiter une actualité du jour. Mais mon travail ne consiste pas à donner un avis rapide sur un événement, mais bien à proposer une analyse. Selon moi, les articles de fond permettent de changer le regard sur l’actualité.
Ces dernières années, l’État, les associations et les médias ont mis un coup de projecteur sur le phénomène des violences conjugales. Malgré cette visibilisation du problème, les féminicides continuent en 2021. Comment expliquez-vous cela ?
P. D. : Ce problème est très ancien et les politiques publiques tendent à accompagner les femmes victimes, à promouvoir des sanctions pour les auteurs. Malgré tout, les structures générales de domination, qui ont construit ces violences dans les sphères intimes, sont toujours là. Il y a donc une question de temporalité. À partir des années 2010 les pouvoirs publics ont pris en charge la question, mais d’une part les politiques sont limitées et d’autre part, ce n’est pas en dix ans que l’on peut obtenir des résultats importants. Mais les femmes ont pris conscience des inégalités dans le couple. On voit des changements entre l’enquête ENVEFF* parue en 2000 et l’enquête Virage* parue plus récemment. Les jeunes femmes semblent aujourd’hui davantage déclarer de violences verbales, ce qui laisse penser qu’elles les tolèrent moins. Les politiques publiques ont donc des effets sur la perception des violences même si le problème des violences conjugales reste ancré historiquement et socialement en France.
Si des femmes partent, est-ce grâce aux politiques publiques ou plutôt grâce aux associations d’aide, à la sororité qui se met en place ?
P. D. : Ce ne sont pas uniquement des politiques étatiques et les premières structures existantes, ce sont des associations physiques créées dès la fin des années 1970. Un maillage associatif s’est constitué et a permis à des femmes de partir dès les années 70–80, d’être accompagnées, de réaliser que ce qu’elles vivaient était intolérable et qu’elles avaient le droit à une vie digne. Ensuite, dans les années 2000, l’État a pris davantage la question en compte.
Est-ce qu’il n’y a pas aussi un manque de formation des policiers ?
P. D. : Dès que ce problème a été traité dans l’espace public et militant, il s’est heurté au travail policier. L’ethos professionnel de ces derniers n’est pas fondé sur l’accompagnement, l’accueil ou la bienveillance. Cela interroge le travail des forces de l’ordre qui sont encouragées à changer leurs pratiques professionnelles pour les victimes de violences sexuelles et de violences conjugales. Mais cela reste limité puisque pour d’autres questions, ils pourraient aussi s’adapter. Les formations spécifiques existantes remettent en cause les fondements du travail policier.
*Publié en 2020
*Enquête nationale sur les violences faites aux femmes en France
*Enquête VIolences et RApports de GEnre (Virage)