“On ne peut pas se payer le luxe d’abandonner” : Lamya Essemlali, capitaine passionnée dans la tempête Sea Shepherd

Les ITVs de l'IJBA
7 min readDec 5, 2023

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Lamya Essemlali a donné deux conférences autour de son combat pour la préservation de l’océan, le 17 novembre, dans le cadre des Tribunes de la Presse de Bordeaux, édition 2023. © Quentin Saison

Propos recueillis par Camille Ribot et Quentin Saison

Alors que l’ONG de défense de l’océan Sea Shepherd traverse une violente crise interne, Lamya Essemlali, présidente dissidente de l’antenne française, revient sur le rôle central de la passion dans son engagement pour l’océan. Elle s’insurge face à la résignation, et dénonce la corruption qui gangrène parfois l’engagement.

Comment êtes-vous devenue passionnée par la protection des océans ? Vous n’avez pas grandi sur la côte.

Lamya Essemlali. J’ai grandi loin de la mer, en banlieue parisienne. Mais j’avais quand même la chance de voir l’océan quasiment tous les ans car je retournais au Maroc, le pays d’origine de mes parents. C’est là que j’ai rencontré l’océan. Les choses se sont faites de façon plus tardive pour mon engagement…, c’était la jonction de mon amour de l’océan pour tout ce qu’il représente — la liberté, le monde sauvage — et qui me fait beaucoup de bien, et en même temps la protection des animaux, qui me touchait déjà toute petite.

Donc la première révolte, c’était celle contre la destruction du beau et du monde marin ?

L.E. Ce sont deux versants de mon combat. Rien n’a été planifié, mais j’ai rencontré le capitaine Paul Watson en 2005 qui a permis la jonction des deux. Je dirais donc que oui, la défense du monde sauvage et du beau, pour le côté enchanteur de l’océan, et la lutte contre le carnage des animaux marins, sont les deux faces d’une même médaille.

Et vous vous êtes sentie légitime pour vous battre contre tous ces acteurs du monde maritime, alors que vous n’aviez jamais navigué ?

L.E. On n’a pas besoin de chercher de légitimité. Qu’on soit proche ou loin de la mer, nous sommes tous légitimes à vouloir protéger cette planète, à vouloir lutter contre les injustices et les atrocités dont notre espèce est responsable. Nous en avons tous le devoir.

Comment continuer à se battre, alors que la 68 % de la population des vertébrés a chuté en 50 ans selon la WWF ? Est-ce la passion qui permet de tenir ?

L.E. Nous n’avons pas le luxe d’être désespérés ! On ne peut pas se payer le luxe d’abandonner, plus la situation est grave, plus il faut se battre. Je ne conçois pas de ne pas faire ce que je fais, quelle que soit l’issue, même si j’espère évidemment qu’elle sera heureuse et que nous arriverons à inverser le cours des choses. Quand bien même quelqu’un parviendrait à me démontrer par A + B qu’on va échouer, je continuerais de la même façon. C’est inconcevable de ne pas le faire.

Vous y croyez encore ?

L.E. Cela dépend des jours ! Mais encore une fois, ce n’est pas ce qui détermine ma motivation ou l’envie que j’ai de me battre. Cette question est très secondaire pour moi. Ce n’est pas quelque chose de fondamental à mes yeux.

Vous retranscrivez justement dans votre livre les propos de Paul Watson, qui estime que Greenpeace “a sacrifié l’imagination, la passion et le courage des individus qui se mouillaient vraiment”. Est-ce que vous le rejoignez sur ce point ?

L.E. Le risque, quand une organisation gagne en notoriété, en budget, en visibilité, est de se laisser corrompre et pervertir par le pouvoir. C’est quelque chose d’humain, de presque universel, auquel Greenpeace a été confronté. Malheureusement, Sea Shepherd y fait face aujourd’hui, notamment par le biais des quatre directeurs qui ont pris le contrôle de Sea Shepherd Global. Nous, au niveau de Sea Shepherd France, nous sommes dans une logique de résistance qui vise à faire perdurer notre ADN d’origine, de rester inventifs, courageux, de ne pas avoir peur de sortir des sentiers battus, de ne jamais nous laisser paralyser par la peur de perdre un sponsor ou un grand donateur. C’est la raison pour laquelle Paul Watson a été évincé.

On en revient à la passion, celle de Paul Watson…. ?

L.E. Il est fondamental de ne pas oublier pourquoi, à la base, nous avons fait les choses. Ce qui se passe en ce moment, c’est la mise à mort de ce qui a fait de Sea Shepherd ce qu’elle est. Paul Watson incarne tout cela, Sea Shepherd s’est construit autour de sa vision. Mais, ce n’est pas une vision exclusive, nous sommes des milliers à nous y retrouver, et nous avons rejoint Sea Shepherd pour cette vision spécifique. C’est ce qui est en train d’être perdu, qui est mis en danger. A la direction de Sea Shepherd global, des gens font passer les moyens, c’est à dire les dons, avant la fin en soi : la défense des océans et des animaux marins. Il y a une inversion des choses qui est dangereuse. Nous, on résiste. Nous avons décidé de ne pas afficher une cohésion de façade. Une fois de plus, l’objectif ultime est de préserver un outil : Sea Shepherd, qui est essentiel, unique.

Les passions se déchaînent aussi contre vous. Vous faites face à la véhémence de l’industrie de la pêche, d’États, d’autres ONG environnementalistes… Comment trouver la force mentale de tenir dans ce maelstrom ?

L.E. L’opposition est logique et vient toujours de personnes qui ont un intérêt personnel face à ce qu’on dénonce. On ne peut pas s’engager dans un combat comme le nôtre et faire bouger les lignes, comme on s’attache à le faire, sans rencontrer une opposition. C’est juste incontournable. Encore une fois, Sea Shepherd représente une certaine philosophie qui renonce à faire l’unanimité. Rien de significatif ne peut se faire sans se confronter à des oppositions. C’est vendu avec. Si on donne beaucoup, on reçoit aussi énormément. Il n’y a rien de plus épanouissant et énergisant que de passer sa vie à faire quelque chose en lequel on croit vraiment, d’être en adéquation avec ses convictions, d’avoir le sentiment que sa vie à un sens, d’œuvrer pour une cause qui nous dépasse… J’estime que je reçois au centuple tout ce que je donne. C’est l’océan qui me le donne. Les animaux marins, l’esprit d’équipe… Est-ce que ça veut dire que c’est facile tous les jours ? Non, pas du tout. Mais l’énergie est là, et on en a un réservoir inépuisable tant qu’il reste des choses à sauver.

Cette action citoyenne n’est-elle pas quelque peu insignifiante, face à l’inaction politique, face au mépris pour le vivant ?

L.E. Au contraire. Je pense simplement qu’il faut être lucide et ne pas nous attendre à ce que les changements viennent des politiques. Cette action est tout sauf insignifiante. Elle est indispensable. Et d’autant plus indispensable que ça ne viendra pas d’eux.

Pourtant vous vous êtes engagée dans REV, un parti politique écologiste et antispéciste. Est-ce l’émergence d’une nouvelle passion politique ou un mal nécessaire ?

L.E. La solution doit aussi être politique et je pense qu’avoir un parti qui place le vivant au centre de ses préoccupations, avec une vision globale des choses et une approche biocentrique du réel, est extrêmement important. La REV est un parti que je soutiens à titre personnel, dont l’éthique et les valeurs défendues correspondent à ma vision des choses. Mais je n’y suis pas investie au quotidien. Je ne pense pas que je sois la bonne personne pour porter politiquement sur sujet. Je suis surtout quelqu’un de terrain. C’est là que je m’épanouis, et c’est là que se trouve ma valeur ajoutée. On ne fait pas un engagement politique à moitié. On ne fait pas un engagement associatif à moitié non plus. Plutôt que d’être ni complètement dans l’un ou dans l’autre, je fais le choix de m’investir dans ce qui me correspond le plus, rester au sein de Sea Shepherd France tout en continuant de soutenir la REV.

Agir selon vos passions, est-ce que cela a toujours été évident pour vous ?

L.E. À mon sens, le plus grand frein à la réalisation des passions, c’est qu’on a tendance à ne pas s’écouter suffisamment. Nous sommes dans une société très directrice et castratrice, qui n’incite pas à s’écouter. Alors les gens veulent donner du sens à leur vie, et c’est quelque chose d’essentiel. Avec le recul que j’ai sur les choix que j’ai pu faire dans ma vie, notamment quand j’étais plus jeune et qu’il s’agissait de m’orienter dans les études et la carrière, je sais que j’ai fait des choix qui n’étaient pas forcément simples ou conseillés. Des choix qui, à priori, ne débouchaient sur rien, une impasse, ou quelque chose de très brumeux. Mais, au final, je me suis écoutée, moi. Cela m’a permis aujourd’hui, avec le recul d’une vingtaine d’années, de faire de ma vie quelque chose que ne n’aurais pas imaginé possible. Il est très important de s’écouter soi, de ne pas passer à côté de ce qui est vraiment nécessaire pour soi. Avoir envie de se lever le matin, c’est primordial. Sentir qu’on contribue au monde, et qu’on est raccord avec ses convictions, ce n’est pas quelque chose de secondaire. Cela évite aussi d’avoir des regrets plus tard. Je souhaite à tout le monde, et notamment aux plus jeunes qui ont encore tout leur avenir professionnel devant eux, de s’écouter, d’oser prendre des risques pour faire ce qui leur parle vraiment.

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