Nicolas Brimo : « Le projet du Canard Enchaîné ? Un journal propre, vivant et drôle »

Les ITVs de l'IJBA
6 min readNov 29, 2022

--

Comment définir l’identité d’un média ? Nicolas Brimo, directeur général et directeur des publications du Canard Enchaîné décrit et analyse ce qui caractérise l’essence du “palmipède” : l’art de s’indigner en riant. Rencontre.

Propos recueillis par Tova Bach et Vincent Grillon

Vous êtes directeur général et directeur des publications du Canard Enchaîné, pouvez-vous décrire votre travail ?

Nicolas Brimo : Être directeur de publications signifie, entre autres, prendre la responsabilité pénale de ce qui est publié dans le journal. Parfois, j’exige quand même de relire certains articles avant qu’ils paraissent, pour vérifier si certaines phrases ne sont pas maladroites, juridiquement parlant. Ma fonction n’est pas emblématique du journal. Je suis contre le journalisme “tout à l’égo”. Je ne suis pas représentatif de ce métier.

Comment décririez-vous l’identité du canard en 2022 ?

N. B. : Je crois qu’elle n’a pas changé depuis 1915. Le projet de départ du Canard est génial : d’essayer de faire un journal propre, vivant et drôle. Propre, parce que c’est un journal qui n’a pas de publicité et qui essaye d’avoir un peu de cohérence dans ses pratiques économiques, tout en vivant, parce que l’actualité est vivante et enfin drôle parce que nous ne pouvons pas pleurer toute la journée. Cela me rappelle d’ailleurs la phrase du fondateur du Canard, Maurice Maréchal : “mon premier mouvement, je m’indigne, mon deuxième mouvement, je rigole, parce qu’on ne peut pas être indigné toute la journée

Cette façon de rire de l’actualité est propre au Canard Enchaîné. Est-ce aussi une forme de critique ?

N. B. : Le ton du Canard, correspond à un travail rédactionnel et à une technique d’écriture. Évidemment, on ne peut pas rire de tout, mais on peut quand même se moquer de beaucoup de choses, et on ne va pas s’en priver ! En particulier de l’actualité politique. L’humour vous donne une certaine forme de distance. Nous ne pouvons pas sans arrêt crier au scandale ou à une révolution qui va arriver ! Vous finissez, en fait, par lasser les gens.

Aujourd’hui, quel est le public du Canard ? A-t-il un nouveau profil ?N. B. : Avant, les lecteurs du Canard représentaient l’électorat de gauche, les radicaux socialistes et les communistes. Il y avait très peu de femmes et le journal était très peu lu chez les paysans. Aujourd’hui, il s’agit d’un journal nationalisé. Nous sommes beaucoup plus représentatifs de la France entière, sur le plan territorial. Aussi, les femmes représentent désormais 30% du lectorat. En revanche, le vrai problème est le vieillissement de ce lectorat, ce qui atteint aussi les autres médias.

Le titre a désormais sa version numérique depuis 2020. Comment l’avez-vous mis en place ? Ce changement était-il indispensable ?

N. B. : Le passage au numérique était nécessaire mais il posait plusieurs problèmes. En plus du rajeunissement du lectorat, il y avait l’absence du réseau commercial. Aujourd’hui, il n’existe quasiment plus de points de vente. Il y en a seulement 15 000 alors qu’ils étaient 30 000 auparavant. Notre problème est donc le suivant : les lecteurs ont parfois des difficultés à trouver le Canard. Enfin, avec le Covid, le réseau s’est quasiment écroulé. 2020 était une année épouvantable. Nous ne pouvions sortir que 4 pages à chaque publication. Donc, nous nous sommes dits : “on y va, on va proposer un produit PDF”. Ainsi, nous avons récupéré 19 000 abonnés sur le numérique. C’est beaucoup.

Mais ce changement est le fruit d’un long débat sur la construction de notre numérique. Pour le moment, nous avons choisi de ne pas avoir de version différente sur le web pour éviter que notre modèle économique, en tant qu’hebdo, s’effondre. Peut-être que la prochaine génération le fera !

Dans une précédente interview, vous avez estimé que “la presse française était aujourd’hui de meilleure qualité que par le passé ”, et que les médias français sont devenus plus informationnels. Le Canard Enchaîné a-t-il aussi évolué comme le reste de la presse française ?
NB. : Oui, je pense que le Canard Enchaîné a aussi évolué. Nous l’écrivions d’une certaine manière parce que cela allait être drôle. Désormais, nous sommes quand même plus exigeants sur l’information que nous l’étions autrefois. Effectivement, je reste convaincu que la presse française est de meilleure qualité que par le passé. La rigueur dans la retranscription des faits est plus élevée qu’avant. Elle est plus factuelle qu’elle ne l’a été. Le seul problème est que la presse française a toujours été très “idéologisante”.

En regardant les archives du Canard Enchaîné, on remarque que le journal n’a jamais changé contrairement aux autres titres. Est-ce un choix pour marquer votre identité ?

N. B. : Oui c’est un choix. Le seul défaut du Canard est que vous ne pouvez pas le lire dans le bus ou le métro. C’était le cas de L’Équipe, et ce journal est passé en format tabloïd à cause de cela. Nous aussi, nous y avons pensé. Nous avons fait des études, et regarder ce que cela rendait en maquette. Nous avons hésité longtemps, mais, nous avons décidé de ne pas le faire. La grande force du Canard est d’avoir entre 4 et 5 dessins par page. En format Tabloïd, cela change complètement l’identité visuelle du journal. Mais je ne dis pas que dans 10 ans, nous ne le ferons pas.

Le Canard, ce sont, certes, des dessins de presse, mais pas d’image. Est-ce un parti pris ? Pourquoi les dessins de presse sont-ils si importants pour le Canard Enchaîné ?

N. B. : Une photo peut paraître très banale. Le dessin a un mérite, il résume éditorialement une situation, ce qui est très rare avec la photo. Au départ, le Canard est créé par le journaliste Maurice Maréchal et le dessinateur Henri-Paul Gassier. Le dessin a toujours fait partie de l’histoire du journal.

C’est un journal qui reste très accessible, seulement 1 euro 50 à l’achat. Quand d’autres médias augmentent leurs tarifs, le Canard résiste. Est-ce toujours possible de maintenir cette politique tarifaire sans la répercuter sur le lecteur ?

N. B. : Le Canard enchaîné réalise un chiffre d’affaires annuel de 20 millions d’euros et dispose de 130 millions de réserves. Il ne verse pas de dividendes. Le principe d’une réserve est de pouvoir faire face aux coups durs comme la faillite de Presstalis qui nous a coûté 4 millions. Le prix est maintenu à 1€50 car nous disposons d’une situation économique saine. Pour le moment, nous restons donc à 1€50 mais je ne suis pas sûr que nous allons pouvoir tenir longtemps. En effet, le prix du papier a augmenté de 205%, celui de France Messagerie de 9% et celui des salaires des ouvriers du livre de 5,5%. Il y a un moment où le résultat d’exploitation tend vers 0, ce qui n’est pas sain.

Le Canard a toujours appliqué une règle simple : quand on gagne 1 franc, on distribue 95 centimes et on met 5 centimes de côté. Cela paraît trivial mais je peux vous assurer que cela fonctionne. Ce qui fait que nous disposons de 5 années de chiffre d’affaires de réserve pour faire face. Cet argent nous garantit notre indépendance et permet de surmonter les mauvaises passes.

Au début le titre demeurait un journal d’opinion puis la place de l’investigation a grandi. Le scoop est-il devenu une marque de fabrique ?

N. B. : Le scoop représente surtout du travail. Une information que l’autre n’a pas eue, le Canard l’a possède, car il a mieux travaillé. Nous recevons aussi des scoops car le journal ne dépend pas des annonceurs. Le Canard attire, car il oblige les autres à parler de lui. Le seul moyen de parler de nous, est, par exemple, de sortir l’affaire Ciotti. Vous pouvez être sûrs que vous allez avoir 3 dépêches AFP qui vont être reprises dans toute la presse. La meilleure publicité pour un titre est de sortir des histoires.

Le Canard dans 10 ans : quel visage ?

N. B. : Je l’ignore, car cela va tellement vite. Il y a 5 ans, tous les spécialistes nous racontaient que l’avenir se trouverait sur les tablettes. Ce qui s’est avéré aux États-Unis et non en France. Peut-être qu’il y aura moins de papier avec un mix papier-numérique comme certains le disent. Je pose une réserve car le papier, moins vous en fabriquez, plus il coûte cher. Outre la fabrication, la diffusion sera un grand défi. Il faudra aussi distribuer avec des points de vente qui ne cessent de se réduire.

--

--

Les ITVs de l'IJBA
Les ITVs de l'IJBA

Written by Les ITVs de l'IJBA

Vous trouverez sur ce site les interviews réalisées par les étudiants en M1 à l'IJBA dans le cadre des Tribunes de la Presse de Bordeaux

No responses yet