Michel Debout : “Le médecin légiste n’est pas le médecin des morts, mais celui de la violence

Les ITVs de l'IJBA
7 min readDec 8, 2023
Crédit : Justine Manaud

Propos recueillis par Justine Manaud et Corentin Teissier,

En 50 ans de carrière, le professeur émérite de médecine légale Michel Debout s’est distingué par son approche humaniste. Pour lui, le rôle du médecin légiste est central dans l’accompagnement des familles endeuillées.

Vous interveniez dernièrement dans le cadre des Tribunes de la presse 2023, pour parler du crime dit “passionnel”. Comment définiriez-vous la passion ? Existe -t-il un lien entre passion et violence ?

Michel Debout : La passion n’est pas un terme utilisé dans le cadre psychiatrique. Pour moi, la passion renvoie avant tout à un excès d’émotion. C’est une émotion qui n’est plus régulée : on se fait envahir par ce qui nous arrive et l’on en vient à surréagir, potentiellement en étant violent. C’est ce qui différencie la violence du conflit, qui est nécessaire dans la société humaine. Dans la violence, on refuse à l’autre le droit de parole, on l’empêche de s’exprimer. Et si ça ne suffit pas, on le tue. C’est pour cela que la passion amoureuse peut être meurtrière. Parce que le patient ne se préoccupe pas vraiment de l’autre. C’est ma passion qui domine, pas l’amour que j’ai de l’autre. Donc, il s’agit d’une façon d’éliminer la passion de l’autre.

Dans un registre plus courant, la passion renvoie aussi à un engagement fort dans un domaine. Qu’est-ce qui vous passionne dans le métier de médecin légiste ?

M. D. : En commençant ma carrière, ma démarche a été de comprendre le sens de mon métier. Quand je disais ce que je faisais, on me répondait souvent “Tu t’occupes de la viande froide”. C’était extrêmement réducteur. Un médecin légiste consacre évidemment une partie de son temps à faire des autopsies, donc à s’occuper de morts, mais il s’occupe aussi des vivants. [NDLR: le médecin légiste est aussi amené à constater des blessures chez des personnes vivantes victimes de violences, notamment pour évaluer des préjudices ou encore l’incapacité de travail]. Seulement à l’époque, la définition de la médecine légale ne faisait pas le lien entre le soin des morts et celui des vivants. J’ai été l’un des premiers à construire ce lien en disant que nous ne sommes pas les médecins des morts, mais ceux de la violence. Cela fait de la médecine légale l’une des disciplines les plus ouvertes de la médecine, car nous sommes exposés à ce qu’il y a de plus éruptif dans la réalité humaine, partout où la violence peut se manifester : au travail, dans le couple, à l’école… C’est cela qui me passionne. Le médecin légiste ne peut pas s’enfermer sur la réalité biologique, car il y a toujours une dimension sociale dans l’approche des violences. Quand j’examine un mort, je cherche d’abord à reconstruire ce qu’a été sa vie. Je me suis battu pour imposer le dialogue entre le médecin légiste et les familles des victimes. C’était pour moi un devoir déontologique.

Comment trouver les mots pour expliquer aux familles endeuillées, ces morts qui sont parfois d’une extrême violence ?

M. D. : Il n’existe pas de bons mots pour décrire ce que les autres ne veulent pas entendre. La mort violente, qu’elle soit suicidaire, criminelle ou accidentelle, est brutale. On passe de la vie au cadavre, comme ça, d’un coup. Il n’y a aucune préparation possible. Dans ces cas-là, plus que des mots, il faut peut-être plus une façon d’être, une empathie. Ces personnes doivent dépasser ce moment de sidération et parvenir à mettre des mots sur la mort de l’autre. Et pour cela, il faut aussi parler de lui vivant. Quand j’exerçais, je donnais systématiquement rendez-vous aux familles après l’autopsie. Toutes venaient, même parfois de très loin. Cela répondait à un besoin de comprendre ce qui s’était passé. Et je me rendais compte que l’entretien avait été utile pour les familles quand elles ne posaient plus de questions sur mon autopsie, mais qu’elles se mettaient à me parler de cette personne de son vivant.

Dans les cas de meurtres particulièrement sordides, vous êtes-vous déjà censuré auprès des proches de la victime sur les détails de l’autopsie ?

M. D. : Disons que décrire l’ensemble des hématomes repérés sur un corps ne fait jamais vraiment avancer la question. Généralement, je disais l’essentiel de l’autopsie, sans rien cacher mais sans tomber non plus dans des détails morbides. En réalité, les éléments les plus importants sont souvent ceux qui permettent d’en apprendre plus sur le mobile et l’état psychologique du tueur. J’ai déjà eu affaire à un corps qui avait reçu tant de coups de couteau que l’on ne pouvait même plus les compter. Il y en avait plus de 200. Dans un cas comme celui-là, on est face à un véritable acharnement, une explosion de violence. C’est complètement différent de ce qu’on peut appeler des coups de défense, et qui vont généralement être un ou deux. En dehors de ça, ce que la famille veut souvent savoir, c’est l’état psychologique de la victime au moment des faits. Si elle a eu peur, ou à quoi elle a pu penser, par exemple. Et dans ces cas-là, mon travail est aussi de les informer sur la douleur que les blessures ont pu causer. En vérité, peu de gens le savent, mais lorsque l’on reçoit un coup de couteau ou une balle, cela se passe si vite que l’on ne le sent même pas. Même s’ils touchent des organes, car ils n’ont pas de sensibilité. Ce sont des choses qui ne sont pas faciles à faire entendre, mais c’est aussi notre rôle.

En 1972, vous avez refusé de prêter le serment d’Hippocrate pour dénoncer l’absence du droit à l’avortement. Si vous étiez, aujourd’hui, un jeune médecin, qu’est-ce qui en l’état actuel de la médecine en France, pourrait vous faire hésiter à prêter ce serment ?

M. D. : Le serment d’Hippocrate, tel qu’il est écrit aujourd’hui, ne me dérange pas vraiment. Mais il reste très éloigné de la pratique réelle de la médecine. Par exemple, le médecin s’engage en principe à soigner “sans discrimination”. Et pourtant, l’organisation de la santé en France est de plus en plus marquée par l’argent. Il y a certes une médecine de santé publique, mais il se développe parallèlement une médecine privée et chère. Comment peut-on prêter le serment d’Hippocrate et pratiquer une médecine discriminatoire ? Si j’étais jeune médecin, je mènerais cette bataille-là. L’Ordre des Médecins, s’il était vraiment utile, le ferait aussi…

Vous êtes toujours pour la suppression de l’Ordre des Médecins ?

M. D. : Je voudrais à la place une instance qui élabore un code de déontologie de toutes les professions de santé et pas seulement des médecins. Que l’on soit médecin, infirmier, secrétaire médical, kinésithérapeute…, on traite avec des patients. En ce sens, on doit respecter des règles éthiques qui ne devraient pas être restreintes aux seuls médecins. Il y a bien-sûr des aspects spécifiques aux médecins, comme il y en a pour les kinésithérapeutes, mais j’estime qu’il faudrait d’abord élaborer un tronc commun, qui définirait le soin dans toutes ses composantes physiques, psychologiques et relationnelles. Je n’ai jamais compris cette distinction entre le médecin et le reste des “soignants”. Le médecin est un soignant comme un autre ! L’Ordre des médecins représente encore une conception très corporatiste de la profession. Il a été constitué sous le régime de Pétain et comme je le dis souvent, il y a des naissances qui laissent des traces. Cet entre-soi des médecins est toujours très palpable.

Comment percevez-vous le futur de la médecine légale ?

M. D. : J’ai l’impression que les médecins légistes subissent de plus en plus la pression de la formule américaine des “Experts”. C’est-à-dire qu’on se focalise sur le microscope : on travaille sur l’ADN, le poil ou le cheveu retrouvé, et pas l’humain. Il y a une tendance à la technicisation de la médecine, alors que je voulais une humanisation. Ce qui me préoccupe, c’est aussi qu’il y a de moins en moins de médecins légistes, mais cela concerne toute la médecine. Si vous me demandiez quelle est la bataille à mener aujourd’hui, c’est de redonner à la médecine française la place qu’elle avait il y a 50 ans. On a tout cassé avec le numérus clausus, contre lequel je me positionnais déjà dans les années 1970. Parce que cela est complètement stupide de dire “Aujourd’hui on va former tant de médecins” sans savoir de combien de médecins on aura besoin dans 20 ans, 30 ans. Mais c’est ce qu’on a fait. Et pourquoi ? Parce qu’on voulait réduire les dépenses…

Quel regard portez-vous sur le traitement médiatique des crimes ?

M. D. : C’est insupportable. Il y a une espèce de halo de déclinisme. On veut nous faire croire qu’il faudrait éradiquer toute une populace violente qui ne croit plus en rien, qui détruit, qui attaque, etc… Prenons l’exemple de cette affaire à Annecy, où un immigré syrien a poignardé six personnes dont des enfants en juin dernier. C’est d’abord quelque chose de barbare. On en est presque à se demander : comment un humain peut faire ça ? Et ça, il faut l’expliquer. On peut l’expliquer. Un tel acte est forcément lié à un délire, sur le plan psychiatrique. Mais ce qui est ressorti d’une bonne partie des médias, c’est globalement : “C’était un étranger, il ne devait pas être là”. On en a fait un « crime de migrant ». Or un crime révèle toujours des démesures, des pathologies, parfois des dérives dans la société. Je pense que le journaliste devrait, quelque part, faire le même travail que le médecin légiste : resituer cet acte dans son environnement social, psychiatrique, géopolitique. Cet homme avait un parcours de grand malade. Il avait été laissé dans la rue pendant six mois sans que personne ne lui vienne en aide, après avoir quitté la Syrie dans des circonstances probablement traumatiques. En tant que média, on peut maltraiter un fait divers, ou on peut s’en servir pour lancer une réflexion sur les débordements humains, sur l’accueil et les soins à apporter aux autres, même ceux en situation irrégulière.

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Vous trouverez sur ce site les interviews réalisées par les étudiants en M1 à l'IJBA dans le cadre des Tribunes de la Presse de Bordeaux