Mazarine Pingeot : « Parfois, nous ne parlons pas tous de la même chose dans les débats liés au genre »
Normalienne, docteure en philosophie, écrivaine, professeure agrégée et enseignante à Sciences Po Bordeaux, Mazarine Pingeot, dans le cadre de cette 12e édition des Tribunes de la Presse, participait à la table ronde : “ Hommes, femmes, uniques en leur genre ?”. L’occasion de revenir sur les rapports entre le genre et l’identité. Entretien.
Propos recueillis par Eva Aronica et Anaëlle Cagnon
Il y a dix ans, à l’occasion d’une interview dans les colonnes de L’Express, vous disiez que « la philosophie aide à décrypter le monde, mais permet aussi de le mettre à distance. » Aujourd’hui, comment la philosophie peut-elle nous aider à appréhender les questions liées au genre ?
Mazarine Pingeot : La philosophie permet de produire des outils de décryptage. En revanche, sur la question du positionnement, cela est plus compliqué, car le sujet du genre est très sensible et très lié à l’affect. Nous pouvons le constater notamment en raison de son succès dans le débat public, mais surtout en observant la violence que ce concept provoque durant ces échanges. Il vient toucher du doigt des ressentis, plus passionnels que purement intellectuels. Généralement, la philosophie est utile pour essayer d’adopter un regard plus distancié, et plus à froid, sur des phénomènes de société. Elle fait face aujourd’hui à des difficultés concernant ce type de débat. Nous sommes les uns et les autres, sur des positions assez peu claires. Par exemple, nous nous heurtons, à mon sens, à un problème de définition. Parfois, nous ne parlons pas tous de la même chose dans les débats liés au genre. Je trouve cela passionnant, d’un point de vue intellectuel, mais pour ma part, je considère que chacun doit vivre son genre, sa sexualité absolument comme il l’entend. Il y a débat, parce que cette question provoque un combat politique, avec son lot de stratégies pour faire bouger les choses, et c’est plutôt cela qui engendre des positionnements.
À quels positionnements faites-vous référence ?
M. P. : Selon moi, il faut prendre en compte, qu’aujourd’hui, la manière dont est pensé le genre, ou même sa déconstruction, est très élitiste. La déconstruction, à part pour les personnes qui font des études supérieures, n’est pas évidente à comprendre, et même pour certaines de ces personnes, le concept est parfois flou. Je trouve qu’il est dommage de ne pas s’adresser à tout le monde. Souvent, les personnalités politiques qui mènent ces combats ne prennent pas en compte celles et ceux qui n’ont pas accès à ce savoir. Dans leur stratégie, certains et certaines ne s’adressent qu’à quelques universitaires seulement. Les débats autour de la déconstruction sont passionnants ; mais qu’on en fasse une injonction politique, cela est presque méprisant. Pour ma part, je considère que je viens d’une gauche plus sociale que sociétale, et je pense que l’enjeu aujourd’hui est d’arriver à articuler ces deux types de préoccupations.
Que pensez-vous de l’apport des gender studies* dans notre manière, en tant que société, de penser l’identité, bien que ces études aient eu plus ou moins d’écho selon les milieux sociaux ?
M. P. : Ces études ont fortement fait évoluer les lignes et les écrits que j’ai lus sont vraiment intéressants. J’ai aussi dans l’idée qu’ils sont très théoriques, et se confrontent parfois à des faits qui, dans la réalité, ne sont pas aussi facilement modelables que ces théories. Par exemple, en ce qui concerne la question de la fluidité**, on ne comprend pas réellement si c’est une injonction ou une description. Cette mise en avant de la fluidité a parfois pour effet de minimiser la difficulté et la violence que peuvent subir des personnes lorsqu’elles se sentent appartenir à un certain genre différent de leur sexe biologique. Bien souvent, ce n’est pas variable, on ne choisit pas de se sentir appartenir au genre homme ou femme. Ce que je regrette également concernant les gender studies, est le fait que la psychanalyse y soit montrée du doigt comme si elle était réactionnaire. Condamner les psychanalystes, parce qu’ils ont mis en avant des modèles structurels, sans parler de symbolique, selon moi, c’est se tromper de niveau d’analyse. En dehors de ça, les gender studies ont malgré tout permis d’élargir le débat, ce qui est positif.
N’ont -elles pas aussi permis de mettre en avant ce marqueur social qu’est le genre, de telle manière, qu’aujourd’hui, on puisse penser notre identité en le prenant en compte, ce qui était moins le cas auparavant ?
M. P. : Oui, c’est vrai, mais il ne faut pas oublier que ce n’est pas une invention des gender studies. Des autrices comme Simone de Beauvoir ou même Élisabeth Badinter, qui est d’ailleurs aujourd’hui conspuée par certains mouvements féministes, avaient déjà écrit pour déconstruire le genre. Telle est la raison pour laquelle je dis que cela est devenu très politique et très militant. J’observe des différences selon les générations, notamment lors de certains échanges avec mes étudiantes. Le mouvement MeToo, au sein de la jeune génération, a eu tellement d’écho qu’il a écrasé la profondeur de champ historique. Dans un sens, tant mieux, car c’était vraiment important qu’il ait un tel retentissement, et à beaucoup d’égards. Pour autant, cela ne doit pas faire oublier toutes les quêtes sociales et politiques liées aux femmes qui ont émergé depuis la Révolution Française, dès Olympe de Gouges. À mon sens, il faudrait aujourd’hui faire lire plus de textes féministes d’époques différentes pour se rendre compte que toutes ces questions n’ont pas été exclusivement posées par les gender studies. Parfois, nous observons des différences subtiles. Le combat pour l’égalité des droits, bien qu’il rejoigne parfois celui contre le harcèlement, ne se mène pas selon la même logique, ni les mêmes stratégies. Cela ne veut pas dire que l’on doit faire un choix entre ces combats, au contraire, il faut arriver à les articuler sans les mélanger. En tant qu’enseignants et enseignantes, nous avons le rôle de retransmettre le savoir à l’origine de ces engagements. Cela peut se faire au travers de la lecture d’un ensemble de textes historiques, pour comprendre d’où ils viennent.
Par rapport aux fractions qui peuvent exister dans les luttes féministes, nous constatons que se révéler d’un genre différent de son sexe peut être un facteur d’exclusion, à l’image des personnes transgenres exclues de mouvements féministes radicaux. Selon vous, qu’est-ce que cela révèle ?
M. P. : Il faut avoir à l’esprit que les gender studies ne sont pas nécessairement féministes. La théorie queer*** ne l’est pas non plus. Il existe des courants féministes très différents. Il peut y avoir une opposition radicale entre un courant qui revendique des droits pour les femmes et celui pour la fluidité des genres qui dissout les différences. C’est là toute l’ambivalence. Que voulons-nous combattre ? Faut-il oublier la différence ou la revendiquer ? La fluidité propose une lecture qui n’est pas très claire.
Comment intégrer dans l’éducation la distinction entre le sexe biologique, l’appartenance et l’orientation sexuelle ?
M. P. : Je crois que cela commence à rentrer dans les mœurs, même s’il y a plus d’éducation féministe que d’éducation queer. La notion de genre s’est faite une place, au-delà de l’espace public, dans l’enceinte des lycées et des collèges. Il est expliqué que d’un côté, il y a une construction sociale et historique et de l’autre, un support biologique. Des militants et militantes remettent en cause ce support en affirmant qu’il s’agit d’une construction historico-sociologique. Cela est un peu excessif ! Le vrai combat à mener se situe autour de la désarticulation de la question de la différence et du construit social qu’elle a engendrée. Il est important d’être différents les uns des autres. C’est ce qui permet l’échange et cela constitue le fondement de notre société, dans la mesure où elle ne représente pas le symbole d’une hiérarchie. Dire qu’il n’y a pas de différence sexuelle équivaut à un déni du corps. Persiste une forme d’idéalisme et d’intellectualisme qui peut avoir des conséquences.
Quelles seraient ces conséquences selon vous ?
M. P. : Cette dénégation vient contredire ce que le combat veut mettre en œuvre. Dire qu’il n’y a pas de “donné” est une forme de dénégation devant l’évidence, surtout quand cette évidence aboutit à une construction sociale, qui produit elle-même une violence. Si vraiment on poussait à bout les conséquences de cette théorie, on finirait par oublier toute cette violence qu’elle a engendrée. De plus, nous laissons de côté le prisme d’analyse qui considère les classes sociales. Il faut croiser ces débats avec celui de l’intersectionnalité car il ne faut pas oublier les dominations sociales qui subsistent derrière ces questions.
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*Vaste domaine d’étude, de débats, de controverses portant sur la question du gender (c’est-à-dire du genre sexuel, différence sociale faite entre les sexes biologiques) qui s’est développé depuis les années 1970 dans les universités américaines.
** Dérivé de l’anglais gender fluid, ce terme englobe celles et ceux qui, dans leur identité de genre, ne se sentent ni tout à fait homme ni tout à fait femme, ou à la fois homme et femme, ou encore homme né dans un corps de femme ou inversement. Il désigne alors le fait de ne pas se reconnaître dans la catégorisation binaire entre masculin et féminin.
****Courant de pensée militant (Queer Theory) né dans les années 1990 qui remet en cause les catégories d’identité sexuelle : identités de genre (homme et femme) et d’orientation sexuelle (hétérosexuelLE et homosexuelLE).