Lucie Morisset : « Il faut mettre en dialogue les différents passés au sein de l’espace public »

Les ITVs de l'IJBA
6 min readNov 29, 2022

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Historienne de l’architecture et anthropologue, Lucie Morisset dirige, depuis plusieurs années, des recherches sur la ville, ses représentations, sur la formation et le sens du paysage construit. Elle mène aussi des travaux sur les rapports entre l’identité et la culture. Enseignante à l’Université du Québec à Montréal, elle est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain. Rencontre.

Propos recueillis par Alexis Gonzalez et Marthe Dolphin

D’où vient votre intérêt pour le patrimoine et sa dimension mémorielle ?

Lucie Morisset : Je me suis toujours intéressée au phénomène de représentation, à la manière dont nous transposons particulièrement dans la réalité, dans des archives, des journaux, différentes visions du monde. J’ai toujours considéré que la ville était dans sa matière, dans la façon dont nous la projetons et imaginons, une représentation. Jusqu’au XXème siècle par exemple, la ville renvoyait au pouvoir et c’est ce qui m’a amené à la voir comme une représentation de l’identité. Nous avons l’impression qu’une ville ressemble à ce que nous sommes et c’est cette perspective qui m’a amené vers le patrimoine. Il incarne la manière dont nous nous représentons notre passé, notre présent et éventuellement notre destinée dans la matière, dans l’architecture et dans la pierre.

Qu’est ce qui, selon vous, fonde l’identité d’une ville ?

L. M. : Le temps, principalement. Ce que j’appelle la mémoire du paysage. André Corboz parle du “territoire comme palimpseste” et explique que les populations n’ont cessé de réécrire leur histoire et leur mémoire sur le grimoire des sols. La ville détient un langage architectural et scriptural. On la dépeint dans des cartes postales, des romans, des photographies, dans de multiples textes… Finalement tout cela donne une vision du monde de cet environnement urbain. Au fil des générations, la mémoire et le paysage se superposent, l’environnement bâti reste là pour rappeler ces mémoires, les ramener dans le temps présent. Éventuellement les actualiser, les effacer et c’est ce qui construit, selon moi, l’identité d’une ville.

Vous défendez la thèse selon laquelle le patrimoine est producteur d’identité, mais n’est-il pas aussi la marque d’une expression identitaire ?

L. M. : Absolument. Le patrimoine n’existe pas en soi. La mémoire non plus. Il s’agit d’un phénomène de croisement dynamique qui mobilise l’imaginaire des personnes. Par exemple, si nous rasons de la surface de la terre l’ensemble des humains et des animaux, il n’y aura plus personne pour se souvenir du patrimoine. Ce dernier correspond à un phénomène du temps présent, d’actualité. Il n’existe pas dans le passé, c’est toujours notre vision du temps présent que nous projetons vers l’avenir en mobilisant un objet, dont on dit qu’il est du passé.

Dans quelle mesure les habitants d’une ville parviennent-ils à s’approprier, voire à se réapproprier le bâti pour en faire un élément de leur identité ?

L. M. : Cela dépend de l’endroit où ils vivent. Avec le temps, nous avons fait du patrimoine, de la mémoire et de l’identité des affaires de politiques publiques. En France, le patrimoine est une institution, dès qu’on parle de celui-ci on pense à un “grand homme” des monuments historiques qui sait mieux que tout le monde. Nous avons alors l’impression que le patrimoine existe en soi, qu’il est une ressource non-renouvelable, qui est identifiée par des personnes expertes et gardée soigneusement par les pouvoirs publics. Dans ce schéma, il y a moins d’appropriation de la part des habitants.

Le patrimoine répercute aussi l’ordre social à travers les générations. Il change l’état de ce qu’il désigne et investi de pouvoir celui qui s’en saisit. Le modèle de la France est exactement cela. À partir du moment où quelque chose est patrimonial, on ne va jamais le garder de la même façon, on va le restaurer, voire le transformer. En France, nous allons considérer que la seule fonction d’un objet patrimonial va être subordonnée au fait qu’il doit être en monstration pour que la population accède à la connaissance universelle. La personne experte, capable de dire ce qu’est du patrimoine ou non, détient alors un certain pouvoir de connaissance, de domination et surtout de transformation de l’univers qui nous entoure.

Aujourd’hui, dans un pays où tout le monde ne vient pas du même endroit, se pose justement cette question de l’appropriation. L’État ne peut pas avoir une seule représentation pour tout le monde. Il est fondamental de moderniser cette vision. Dans la société contemporaine, avec la mixité de la population, nous pouvons de plus en plus questionner cette vocation du patrimoine à être celui de la nation. Finalement, cette affaire d’appropriation par les habitants varie selon les époques et les traditions culturelles.

A ce propos, à l’occasion de ces Tribunes de la presse vous évoquiez, en parlant de Bordeaux, une “identité du passé”. Est-ce à dire que cette ville par son patrimoine et par son port notamment, porte encore la marque de son histoire esclavagiste ?

L. M. : A vrai dire, j’espère que la ville porte encore cette marque, le comble serait quand même de l’effacer. Parfois, lorsqu’une société ne sait pas quoi faire avec des représentations qui sont inscrites dans l’espace public, elle préfère les effacer. Cela est plus facile que d’essayer de mettre en dialogue ces représentations. Nous avons pu observer ces dernières années, ce que j’appelle des phénomènes de “démonumentation”. En France métropolitaine, cela n’a pas vraiment pris, mais aux États-Unis, il n’y a plus un seul monument commémoratif de la guerre de Sécession debout. Cela peut sembler être une solution de faire disparaître de l’espace public toute trace du passé. On a très souvent fait ça au nom de l’homogénéité du passé, pour construire un récit national uniforme. Or, aujourd’hui, nous savons justement que cette idée d’homogénéité du passé est fausse. Donc, il faut s’attacher à trouver des manières de mettre en dialogue les différents passés dans l’espace public. Ce n’est pas toujours facile.

Quelles sont vos méthodes d’enquête pour étudier les relations entre patrimoine et identité ?

L. M. : Je m’oriente plutôt vers des archives, des documents écrits comme des journaux qui permettent de dater, de suivre l’évolution de ce phénomène d’actualité qu’est le patrimoine. Je privilégie toujours les documents papiers. J’apprécie encore de travailler et manipuler les représentations à travers des films, des documentaires, dans une perspective de recherche-création. Je donne ainsi de nouveaux langages au patrimoine. Dans ce cadre, je travaille plus avec du matériel inerte que du matériel vivant. Je m’inscris plutôt dans une perspective soit historico-interprétative ou anthropologique. Je cherche à mobiliser des visions du monde dans une interprétation du patrimoine comme phénomène d’actualité inscrit dans le présent et comme objet d’appropriation, de gain de pouvoir.

Vous évoquez les archives historiques que vous consultez pour saisir l’essence du patrimoine. Quelle est la place de la fiction dans ces archives ? La littérature, le cinéma aident-ils à saisir ce qui fait l’essence du patrimoine ?

L. M. : Complètement. Le patrimoine est au moins autant l’objet dans lequel on investit que ce que l’on en dit. S’il n’y avait pas Victor Hugo, il n’y aurait pas Notre-Dame de Paris. Je propose de considérer le patrimoine dans une double dimension. D’une part comme discours, en considérant tous ceux qui ont parlé sur la pierre et qui portent sa mémoire dans le temps. D’autre part, comme un phénomène d’actualité, en observant ce qui ancre dans la pierre et dans ses représentations, qu’elles soient cinématographiques, littéraires ou autres, notre vision du monde.

Prenez, par exemple, le film James Bond : Skyfall. C’est l’essence de la théorie du patrimoine. Non seulement parce qu’il se déroule dans des sites patrimoniaux, mais parce qu’il mobilise tout un discours sur le patrimoine, à travers un récit sur un tas d’objets et sur James Bond lui-même, comme objet qui transcende le temps.

Pensez-vous que la mondialisation a conduit à une forme d’uniformisation de nos patrimoines urbains ?

L. M. : La question de l’homogénéisation se pose depuis plusieurs années. Nombreux se demandent si tout va se ressembler, partout. La réponse est non, sauf dans les villes neuves où il existe une volonté de construire avec tout ce qui peut paraître le plus formidable dans la modernité, et qui souvent, se ressemble.

Dans les pays développés, il y a certes un effet “patrimoine mondial”. Ce phénomène vient principalement de la rencontre entre des responsables politiques et des vendeurs de bannières commerciales. Ces derniers se présentent avec un package et expliquent à l’élu qu’avoir de telles bannières commerciales sur son site de patrimoine mondial va stabiliser la place commerciale, et ainsi offrir aux locaux un plus vaste éventail marchand. Ces vendeurs donnent alors un cahier des charges aux élus. Ils souhaitent tel pavage, tel éclairage… C’est pour cela qu’il n’y a rien qui ressemble plus à la rue Sainte-Catherine à Bordeaux que l’avenue La Mariahilfer Strasse, au cœur du centre historique de Vienne. Sur ce point, il y a effectivement un effet d’uniformisation, mais est-ce que cela signifie pour autant que tout le patrimoine s’uniformise jusqu’à ce stade-là, non. De plus, serait-ce grave si tout s’uniformisait à ce point ? Je ne pense pas.

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Vous trouverez sur ce site les interviews réalisées par les étudiants en M1 à l'IJBA dans le cadre des Tribunes de la Presse de Bordeaux

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