Louis Dreyfus : « On ne prévoit pas l’abandon du papier avant une vingtaine d’années »
Propos recueillis par Tom Masson et Carla Monaco
Le Président du Directoire du journal Le Monde, Louis Dreyfus porte fièrement sur ses épaules le succès du quotidien national le plus lu de France. De quoi être optimiste sur l’avenir de la presse. Rencontre.
Malgré les difficultés économiques rencontrées par les médias d’information généralistes, Le Monde est un titre qui se porte plutôt bien, comment l’expliquez-vous ? La crise sanitaire n’a pourtant rien arrangé. La presse a connu un paradoxe avec une augmentation des lecteurs numériques, mais une diminution des revenus publicitaires. Quelles leçons peut-on tirer de cette situation ?
Louis Dreyfus : Le Monde et sa rédaction avaient déjà beaucoup investi sur la transition numérique. On a pu profiter à plein, pendant le premier confinement, d’une croissance des abonnés numériques. Il y a effectivement eu une baisse des revenus publicitaires, mais elle est conjoncturelle. Avec l’arrêt de la consommation et des magasins, il y a eu aussi un arrêt de la publicité et nous remarquons qu’en décembre cela repart fortement à la hausse. C’était donc juste un trou d’air. En revanche, en ce qui concerne les abonnés web, nous avons atteint, ces derniers jours, 330 000 abonnés numériques. Nous sommes sur une croissance très forte. Avec l’apparition du Covid, il a fallu mettre tout le monde en télétravail, ce que nous avons fait même avant l’annonce du confinement. Nous nous sommes débrouillés pour que le journal puisse continuer à produire ses articles sans mettre en danger la journée des collaborateurs. En fait, il fallait poursuivre notre production de contenu dans une période où les gens avaient plus de temps pour lire. Un pari réussi.
Attirer davantage les jeunes et les adolescents : est-ce un enjeu aujourd’hui pour les titres de presse comme Le Monde et comment s’y prendre ?
L. D. : La possibilité d’aller chercher un public jeune existe mais il faut s’adapter à leurs formats. On considère qu’on aura beaucoup de mal à attirer les moins de 20 ans avec un produit papier. Peut-être que dix ans plus tard, ils viendront vers le papier mais on tente pour l’instant de les attirer vers nos productions via le numérique sur Snapchat ou sur YouTube. Il ne faut rien abandonner sur l’exigence de rigueur de l’information mais il faut s’adapter à leurs formats et à leurs pratiques. Nous avons été le premier média sur Snapchat. 1,4 million d’ados nous lisent sur Snapchat. Nous considérons que, petit à petit, ils se dirigeront vers des contenus fouillés écrits. La gratuité ne suffit pas pour attirer les jeunes.
Si on regarde à l’étranger, le Guardian est passé en gratuit et il repose sur les dons des lecteurs. Le New York Times, de son côté, a atteint des records d’abonnés (6 millions au total) grâce au numérique et aux longs reportages. Peut-on, par exemple, imaginer que Le Monde passera à moyen terme au 100% numérique ?
L. D. : Je ne pense pas. Il y a encore une appétence pour le papier, on le voit notamment sur nos éditions du week-end avec le magazine, qui est notre meilleur jour de ventes. On ne prévoit pas l’abandon du papier avant une vingtaine d’années. Les abonnements papiers restent stables. Par ailleurs, lors de grosses actualités comme des élections ou des attentats, nous constatons que beaucoup de lecteurs occasionnels viennent en kiosque.
Il y a un an, au moment des 75 ans du journal, vous avez affirmé que Le Monde continuerait d’investir dans “l’exigence journalistique”, comment cela se concrétise-t-il ?
L. D. : Pour être à la hauteur des attentes des lecteurs, en innovant sur des nouveaux formats, en étant, en même temps, capable de produire de l’information à peu près 24 heures sur 24, nous avons besoin d’avoir plus de journalistes. J’ai pris mes fonctions à la présidence du groupe il y a 10 ans, et Le Monde comptait 310 journalistes alors qu’aujourd’hui, nous en sommes à 470. Le nombre de journalistes a augmenté de plus de 50% et cela continue ! Nous ouvrons de nouveaux postes de journalistes et aussi de correspondants permanents à l’étranger. Nous avons une rédaction à Los Angeles qui, à partir de 23 heures, prend le contrôle du site pour produire toute la nuit, une rédaction d’une trentaine de personnes pour couvrir l’Afrique… Investir dans la qualité de l’information, c’est investir dans le nombre de journalistes et dans la diversité des profils.
En 2018, Challenges vous a consacré un article flatteur titré “Comment Louis Dreyfus a remis Le Monde à l’équilibre”. A quel point la situation à votre arrivée et celle d’aujourd’hui diffèrent ?
L. D. : Il y a dix ans, notre outil industriel était très lourd. L’imprimerie du Monde perdait beaucoup d’argent. Nous avons donc réduit cette imprimerie avant de la fermer. Il fallait que le journal arrive aussi à se penser comme une entreprise, en tirant des bénéfices, tout en ayant une forte indépendance journalistique. C’est le projet que nous avons présenté avec Pierre Berger, Xavier Niel et Mathieu Pigasse et pour lequel nous avons fait voter les journalistes. 93% d’entre eux y étaient favorables. Ensuite, petit à petit, l’enjeu est de parvenir à insuffler une dynamique de croissance avec des projets tous les 3 à 6 mois, par exemple, Le M, le magazine du Monde, Le Huffington Post avec Anne Sinclair, la création d’un cahier économique, la Matinale du Monde ou encore Le Monde Afrique… Nous avons même fait un documentaire diffusé sur France 2 en juin dernier autour des féminicides. Les nouveaux projets inculquent une dynamique de croissance.
Comment se portent les autres titres de presse de votre groupe comme Le Monde Diplomatique, Télérama ou encore Courrier International ? Quelle est leur importance pour le groupe ?
L. D. : Nos autres titres nous permettent de partager le savoir-faire des équipes du Monde. Courrier International est le premier magazine français en abonnés numériques et c’est peut-être grâce au partage de savoir et aussi grâce à la mobilité des équipes. La directrice de la rédaction de L’Obs était la directrice adjointe de la rédaction du Monde. Cela permet également d’offrir des parcours de carrière diversifiés. Télérama, La Vie, Courrier International sont des produits de grande qualité, très rentables, et lorsque le Monde était en difficulté, ils ont permis au quotidien de ne pas sombrer et d’investir dans sa transformation. Si aujourd’hui on peut rendre à ces magazines ce qu’ils nous ont donné en leur offrant davantage de capacités d’investissement, on le fait avec plaisir.
Comment dans un tel contexte de crise sanitaire, de menaces terroristes…. Les médias peuvent-ils participer à resserrer les liens, donner du sens, créer du collectif… ?
L. D. : La période est effectivement compliquée. On a une actualité très anxiogène. Notre mission est de l’expliquer à nos lecteurs et, en même temps, on se rend bien compte qu’il y a une atmosphère pesante et dépressive. Il faut se débrouiller pour que le journal offre un peu d’oxygène à ses lecteurs. C’est une initiative qu’a pris Luc Bronner, le directeur de la rédaction, il y a quelques jours en créant une newsletter Le Fil Good. Elle apporte des bonnes nouvelles et des raisons d’espérer dans une actualité par ailleurs très difficile. Les actualités culturelles et le traitement de l’international proposent aussi des fenêtres d’espoir à nos lecteurs.
La pandémie et les angoisses qu’elle génère, le dérèglement climatique… De nouvelles préoccupations surgissent. Comment mieux en parler ? On peut penser, par exemple, aux pages “Planète” dans Le Monde qui ont été créés récemment… ?
L. D. : Les pages “Planète” sont importantes. Cette problématique concerne beaucoup la rédaction et passionne nos lecteurs. Le traitement de l’environnement fait vraiment partie de nos axes prioritaires.
A quoi ressemble une journée de travail pour vous ?
L. D. : J’ai une chance, je n’ai pas de journée type. Je préside un groupe qui possède un quotidien, plusieurs magazines, des logiques de gestion, de transformation, d’innovation, et qui permet la rencontre avec les annonceurs. Le spectre des problématiques est très large. C’est un des luxes de ce genre de position. Par ailleurs, je fais un métier qui correspond à une passion que j’ai eue très jeune, et je n’ai pas l’impression le matin d’être dans un rythme très régulier. La seule condition imposée est d’être joignable, en éveil à peu près tout le temps. Cela demande une vraie disponibilité.
Vous avez un discours très positif sur l’avenir des médias…
L. D. : Il y a de quoi être optimiste. En investissant dans les contenus, on parvient à étendre notre audience et augmenter nos recettes ; cela nous permet de réinvestir dans d’autres contenus. La boucle est très vertueuse et gratifiante. Les équipes s’élargissent et le nombre de personnes qui nous lisent grandit. Cela fait très longtemps que Le Monde n’avait pas connu une augmentation de lecteurs payants. C’est très agréable, dans un métier qui par moment s’est apparenté à la sidérurgie, d’avoir l’impression d’être en croissance.