Le savoir comme remède à la « fatigue démocratique »

Les ITVs de l'IJBA
5 min readDec 14, 2020

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Propos recueillis par Ludivine Ducellier et Camille Bigot

La romancière et essayiste Belinda Cannone analyse le phénomène de « fatigue démocratique ». Elle en livre une vision plus philosophique que politique, jusqu’à se demander comment vivre dignement sur cette terre.

Aujourd’hui, nous avons l’impression d’être face à une certaine « fatigue démocratique » : abstention grandissante, représentativité biaisée, et perte de crédibilité des élites et des politiques. Serions-nous arrivés au bout de la démocratie représentative ?

Belinda Cannone : Le terme de « fatigue démocratique » n’est pas seulement lié à un système qui ne serait plus suffisant. Cette expression est une façon d’associer fatigue, un sentiment personnel, avec démocratie. La politique ne se résume pas à de grandes idées générales — démocratie représentative ou participative — elle a aussi une résonance intime en chacun de nous et elle est constituée d’une grande part d’irrationnel. Les années Trump l’illustrent bien : des millions d’Américains ont permis à ce personnage extravagant de gouverner l’une des plus grandes puissances mondiales pendant quatre ans. Exemple inverse : les années 70 — époque Peace and Love — tout aussi irrationnelles, mais dans la bienveillance.

Aujourd’hui, au contraire, tout le monde est dans le ressentiment. Nous contestons tout : les moyens d’informations, la presse, les hommes politiques, les experts, etc. Pendant la pandémie, tout le monde avait son opinion sur le virus, le vaccin… C’était comme si nous avions 60 millions d’épidémiologistes en France pendant le premier confinement ! Dès qu’il y a un endroit de savoir constitué, il est contesté par le peuple, ce qui indique une tendance vers le populisme.

Lorsque vous vous êtes exprimée sur l’affaire Girard, vous avez évoqué une tendance au dégagisme, qu’entendez-vous par là, et comment ce dégagisme est-il lié à la montée du populisme ?

B. C. : Nous sommes dans un moment historique où la valeur universelle de la liberté est victime d’un certain désamour. Nous éliminons ou corrigeons des textes, des positionnements politiques ou encore des gens, dès qu’ils sont en désaccord avec nous, à l’image de la « cancel culture » en Amérique.

Dans le cas de l’affaire Girard — problème que je ne conteste évidemment pas — quelques femmes ont brandi devant l’hôtel de ville des pancartes indiquant : « Mairie de Paris : bienvenue à Pédoland ». Cibler des hommes et femmes politiques, les sortir de leurs institutions, et les jeter comme de vieux mouchoirs me semble être une action politique peu intéressante, voire typiquement populiste. Cela revient à se faire justice soi-même. Or dans un pays démocratique comme la France, nous devons nous appuyer sur la justice institutionnelle. D’abord synonyme de mise en accusation, elle permet aussi la défense et le débat contradictoire. Chaque fois que nous disons « dégage », nous renonçons au débat, et nous nous éloignons de la démocratie.

Selon David Van Reybrouk — inventeur de l’expression « fatigue démocratique » — qui s’est exprimé sur Médiapart, « Les élections sont devenues un outil primitif qui condamne les démocraties », partagez-vous cette réflexion ?

B. C. : J’y répondrais plutôt par une autre citation, celle de Churchill : « La démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres ». Certes le vote pose problème : des milliers de gens, mal informés et aux intentions parfois discutables, sont susceptibles de choisir les représentants de demain. C’est une chose terrifiante … Mais quoi de mieux ?

Au Canada, en Irlande, aux Pays Bas, des assemblées de citoyens sont tirées au sort. En France le mouvement des “gilets jaunes” a fait émerger l’idée d’une convention citoyenne pour le climat : des solutions pour réduire cette « fatigue démocratique », et redynamiser nos systèmes politiques ?

B. C. : Cette « fatigue » est liée — je crois — à la dégradation de notre pouvoir d’agir. En ce sens, la démocratie participative est une issue. Créer des assemblées de citoyens tirés au sort semble être une piste intéressante. Mais il ne suffit pas de les réunir puis de bavarder. Dans le cas de la convention citoyenne pour le climat, les participants — une fois désignés — ont été formés. Ils ont reçu toutes les informations nécessaires pour analyser la situation avant de faire des propositions. Donner provisoirement au peuple l’accès aux décisions est une manière efficace de lutter contre le populisme.

Cependant cette dégradation du pouvoir d’agir est aussi liée à des phénomènes qui nous dépassent plus largement. Le sentiment d’impuissance face à la catastrophe climatique par exemple. À travers le monde, l’action des gouvernements est dictée par des événements sur lesquels personne n’a prise, comme par exemple la pandémie. Pendant le premier confinement, nous avons tous rêvé du « monde d’après », d’un grand changement, rien n’a bougé. De quoi nous donner l’impression — même avec la création d’assemblées participatives — qu’à l’échelle mondiale, nous ne pouvons plus intervenir. Un constat, je l’avoue, un peu pessimiste.

À l’inverse de nos grands-parents, nous ne sommes plus fidèles à un seul parti toute notre vie, nous sommes des électrons libres moins attachés au collectif qu’auparavant, voire plutôt individualistes, comment expliquer cette rupture ?

B. C. : Nous n’avons plus de parti politique enthousiasmant aujourd’hui et aucune alternative. Pour l’instant, il y a un silence des partis de gauche, qui elle n’est plus représentée. Une partie de la population française n’a plus personne vers qui se tourner. Ainsi des jeunes qui ne trouvent pas de parti politique pour exercer ce désir de changement, cette envie de repenser le monde et de le renouveler. D’un autre côté, je constate une perte de connaissances historiques. À chaque sondage réalisé auprès des jeunes — notamment sur les problématiques identitaires — ils répondent « je ne sais pas » aux questions de culture générale. Ils ont des avis politiques tranchés et immédiats, mais au moment de mobiliser des savoirs pour analyser une situation, ils sont perdus. Pourtant, avoir des connaissances historiques est primordial pour prendre position. Il ne suffit pas de se contenter de ses émotions et sentiments. L’année dernière, face à la précarité étudiante, des étudiants lillois ont manifesté leur mécontentement en brûlant des livres de François Hollande. Un acte qui fait froid dans le dos : par le passé, s’attaquer ainsi à la culture était l’apanage des régimes totalitaires.

« Nous sommes des nains sur des épaules de géants » : aussi insignifiants sommes-nous, chacun avance grâce aux savoirs et aux réflexions des époques précédentes. Alors, apprenez, formez-vous, c’est de cette manière que nous sauverons la démocratie. C’est seulement en formant les esprits que l’on peut tirer des leçons et inventer des solutions pour l’avenir.

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Vous trouverez sur ce site les interviews réalisées par les étudiants en M1 à l'IJBA dans le cadre des Tribunes de la Presse de Bordeaux

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