La quête de sens au travail selon Sophie Gherardi
Propos recueillis par Louise Gerbaud et Clémence Bailliard
Forte d’une expérience en tant que rédactrice en chef au Monde des débats et au Courrier International, Sophie Gherardi est désormais conseillère à la rédaction de Philonomist. La journaliste explore désormais, sous un prisme à la fois journalistique et philosophique, notre rapport au travail et les questionnements qu’il soulève.
Vous êtes conseillère à la rédaction de Philonomist. Qu’est-ce qui vous a motivé à rejoindre ce média ?
Sophie Ghérardi : Comme souvent dans ma vie professionnelle, tout débute par une rencontre. Si quelqu’un me propose de rejoindre un projet, j’ai tendance à accepter. Au cours de ma carrière, j’ai pu m’intéresser à la vie des idées. J’ai été notamment rédactrice en chef d’un journal qui s’appelle Le Monde des débats. Le travail, le management, le sens de la vie au travail et d’autres sujets économiques sont des sujets qui m’intéressent. Je suis aussi une journaliste économique, donc je n’ai pas de réticence à traiter de ces sujets. Au contraire, ils m’intéressent ! Il y a cinq ans déjà, Philosophie Magazine lançait un média en ligne Philonomist, à destination des entreprises ou des gens du monde du travail, pour appliquer le regard philosophique sur des thèmes qui traversent la société. J’ai changé de média sur un coup de cœur comme ça, j’avais envie de me lancer dans quelque chose de nouveau.
Dans votre travail, vous vous efforcez de lier deux domaines, la philosophie et l’économie. Le monde de l’économie ne serait-il pas pourtant éloigné du monde de la philosophie ?
S. G. : Je ne suis pas tout à fait d’accord, on retrouve des réflexions sur l’économie dès Aristote. Il n’y a pas de contradiction intrinsèque entre la pensée philosophique et l’économie. De nombreux philosophes se sont penchés sur la question du travail. Je pense naturellement à Karl Marx, mais pas exclusivement. Hannah Arendt, par exemple, a réfléchi sur la nature du travail. La philosophe établit une distinction entre deux concepts. Elle évoque ce qu’elle nomme “l’œuvre”, un travail dans lequel la créativité est impliquée et où le travailleur perçoit le sens de son action, du début à la fin. Elle oppose “l’œuvre” au “labeur”, une notion plus morne. Le labeur peut concerner le travail physique, où le travailleur n’est qu’un rouage, un maillon dans une longue chaîne, sans apercevoir ni le début ni la fin de sa contribution, ce qui peut être dévalorisant. Il devient simplement un élément dans cette chaîne, perdant ainsi le sens de son travail et la fierté associée à l’accomplissement de celui-ci. Il est important de se rappeler qu’Arendt écrit au XXe siècle, une période marquée par la mécanisation du travail, où le travail est fragmenté, chacun étant un maillon minuscule de la production, rompant ainsi le lien qu’avaient l’artisan et l’artiste avec leur œuvre.
Dans vos travaux, vous explorez les impacts du Covid-19 sur notre société, en mettant l’accent sur les nouvelles pratiques professionnelles qui ont émergé pendant le confinement. Comment percevez-vous ces mutations ?
S. G. : En effet, le Covid est un sujet qui s’adresse autant aux journalistes qu’aux philosophes. C’est quelque chose qui était inouï. Dans des pays fondés sur la liberté, où normalement le droit de circuler est l’un des droits fondamentaux de l’homme, tout le monde s’est retrouvé enfermé à la maison. On a opposé la santé publique à la liberté, une situation qui n’est pas sans précédent. Pendant longtemps, on reléguait les lépreux sur des îles lointaines et les tuberculeux dans des sanatoriums, au nom de la santé publique. La mise en quarantaine des individus au nom de la santé publique est une pratique ancienne, qu’on avait oubliée. Dès lors que nous adoptions la bonne organisation et les outils adéquats, nous constatons que le télétravail devient possible. Pendant longtemps, les entreprises ont manifesté une grande réticence. En réalité, on découvre qu’avec une organisation bien pensée, la productivité peut être tout à fait comparable, voire parfois supérieure à celle en milieu professionnel. Cette réalisation change la donne. L’idée que l’on n’est plus contraint de se rendre dans un bureau sous le regard d’un manager tout puissant est un véritable changement, surtout dans le contexte français où la hiérarchie, plutôt sensible, puissante, et présente, demeure plus marquée que dans d’autres pays. Tout cela remet en question la nature même de la hiérarchie.
Avec l’arrivée et l’engouement pour le télétravail, la frontière entre le travail et l’espace personnel se dissout. Mais cela ne va-t-il pas à l’encontre du besoin d’équilibre recherché entre le temps professionnel et le temps personnel ?
S. G. : Il y a eu un grand enthousiasme pour le télétravail après le Covid. Mais les gens en sont en partie revenus parce que justement, les salariés ont découvert qu’il y avait une forme de solitude à travailler chez soi sans être en lien avec les collègues. On s’est rendu compte que finalement, la productivité au travail ne se mesure pas uniquement par les heures passées devant l’ordinateur, mais également par les échanges dans les couloirs. Ces discussions peuvent faire naître des affinités et contribuer indirectement à la création de projets d’équipe. C’est cette créativité, finalement qui émerge dans le groupe, dans le fait de faire société ensemble. Cela, on l’avait peut-être un peu perdu de vue. Seuls chez nous, nous nous sommes rendus compte à quel point notre propre énergie dépendait de l’énergie des autres.
Dans un article du 19 novembre, le magazine La Croix rapporte une statistique selon laquelle 29 % des Français ne perçoivent ni le sens ni l’utilité de leur travail. Quels sont les facteurs contribuant à cette perte de sens au travail, et quelles solutions peuvent être envisagées pour redonner du sens à l’activité professionnelle ?
S. G. : Le sens du travail, ce n’est pas quelque chose qui existe quelque part, comme un idéal type qu’il faudrait atteindre ou qu’on n’atteint pas. Le sens que l’on accorde au travail change en même temps que la société. Autrefois, quand un père de famille allait travailler six jours par semaine, il ramenait la paye pour nourrir sa famille. Le sens, ce n’était pas autre chose que de vouloir nourrir sa famille en étant dignement reconnu par la société. Aujourd’hui, cette vision-là du travail est moins présente. Cela était entièrement dominant pendant les années d’après-guerre, disons pendant les 30 Glorieuses. Même au Japon, les jeunes Japonais ne se reconnaissent plus, ne trouvent plus de sens là-dedans. Au fond, chaque génération, chaque pays, chaque catégorie sociale insuffle le sens qu’il veut au travail. Le sens de ce que vous faites dépend aussi de ce que vous projetez sur votre travail. Le sens est aussi celui que vous insufflez vous même. L’homme est un être de récit. Les humains racontent leurs vies. Donc si vous vous racontez que vous faites une mission magnifique, même si vous n’êtes pas très payée, elle va être magnifique, elle aura ce sens-là pour vous.
Mais est-ce que cette pensée ne serait pas idéaliste? Peut-elle être applicable à ceux qui subissent un travail moins plaisant, plus aliénant ?
S. G. : On peut aussi, en tant que travailleur à la chaîne, aimer son travail quand il est bien fait, mais je vous l’accorde, ce n’est pas l’idéal. Le plaisir du travail peut aussi résider dans le fait de retrouver ses collègues. Savoir qu’on partage un repas à midi, qu’on apprécie la compagnie les uns des autres, influe considérablement sur la perception que l’on a de son travail. Le récit que l’on construit autour de son travail revêt une importance significative. Le sens qu’on donne au travail passe aussi grâce au lien social.
Dans vos articles, vous parlez du terme “conscious quitting” qui qualifie les personnes qui démissionnent de leur poste car elles sont en désaccord avec leurs convictions personnelles. S’agit-il d’un privilège que d’autres n’auront pas forcément ?
S. G. : Il est vrai que cela dépend où on se situe dans la société. Mais le marché du travail, ayant évolué, est aussi devenu beaucoup plus favorable aux salariés qu’il ne l’était il y a plusieurs années. Si vous démissionnez, vous avez de bonnes chances de pouvoir retrouver un autre travail. Dernièrement, on a vu de plus en plus de jeunes qui ne veulent plus participer à quelque chose qui soit trop en contradiction avec la lutte contre le réchauffement climatique. Mais il existe aussi des gens qui aiment leur travail, qui sont bien payés dans des métiers valorisés et qui pourtant, dès qu’ils peuvent partir, par exemple à la retraite, partent. Alors pourquoi partent-ils? Ce n’est ni par fatigue, ni pour d’autres projets. Parce qu’ils ont le sentiment qu’ils ne peuvent plus faire leur travail selon leur propre perception d’un travail bien fait. C’est devenu très contraignant au vu de l’évolution technologique, des process, des logiciels etc. On note une sorte de dégradation de l’univers du travail pour des raisons technico-administratives. Des normes qui finissent par pourrir la vie des gens au travail sans qu’ils soient ne soient ni exploités, ni fatigués, ni mal payés.
Considérez-vous que le monde professionnel du journalisme se distingue du monde du travail comme on l’entend habituellement ? On pense souvent au journalisme comme un « métier passion » qui demanderait une implication totale de la personne quitte à faire des sacrifices. Qu’en pensez-vous ?
S. G. : Non, ce n’est pas particulièrement ma vision, mais peut être aussi que c’est une autre époque. J’ai travaillé à l’Agence France-Presse, dans des journaux comme Libération au début des années 80, et c’était quand même un peu plus “olé olé”. Mais malgré tout, c’étaient des entreprises comme les autres, où le droit du travail était appliqué et où on cotisait pour la retraite. Et, la plupart du temps, on travaillait beaucoup. Certes, il y aura toujours une différence entre quelqu’un qui est à la pige qui doit gérer avec beaucoup de rigueur ses revenus et un journaliste installé dans un média, qui a une paye bien correcte avec des congés importants.
Dans votre cas, n’avez-vous jamais été confrontée à cette pression de devoir empiéter sur votre temps personnel
S. G. : La question s’est posée. J’ai eu trois enfants très tôt. À Libération, j’avais des bébés à la maison et quand on bouclait à 20 h, les gens commençaient à sortir des bouteilles, sortir les cigarettes etc. Moi je filais voir mes enfants avant qu’ils se couchent. Au bout d’un moment, quelqu’un m’a dit “oh mais toi t’es pas drôle t’as pas le sens de l’équipe”. Pourtant, il fallait bien que j’aille voir mes enfants. Cela ne m’a pas empêché de faire une belle carrière, mais il a fallu que je pose mes limites très tôt et que je défende mon identité de femme qui avait des enfants. Il ne faut jamais se laisser complètement enfermer dans l’idée de l’exceptionnalisme, du “je suis un grand reporter” etc. Si la boîte a besoin de se débarrasser de vous, elle se fiche complètement des sacrifices que vous avez faits pour elle. Mais je pense que le métier de journalisme est plus dur aujourd’hui. Il y a plus de concurrence et les médias se sont émiettés.