Kathy Rousselet : « Dans la carte mentale de Poutine, la question politique et la question religieuse sont intimement liées »
Propos recueillis par Pierre Bayet et Alexis Girard
Spécialiste des questions religieuses dans l’espace post-soviétique, Kathy Rousselet est intervenue aux dernières Tribunes de la Presse de Bordeaux dans le cadre de la conférence “Fanatisme — Tuer au nom de Dieu”. La directrice de recherche à Sciences Po a souhaité mettre en évidence le rôle crucial des Églises orthodoxes au sein du conflit russo-ukrainien. Elle a publié en 2022 La Sainte Russie contre l’Occident aux éditions Salvator.
Dans son discours du 21 février 2022 qui annonce l’invasion, Vladimir Poutine mentionne, parmi les griefs contre l’Ukraine, le soutien que celui-ci aurait apporté à l’Église orthodoxe locale. Pourquoi Poutine met-il la religion dans les causes de la guerre, alors que c’est avant tout une guerre culturelle contre l’Occident, ainsi qu’une guerre territoriale historique, à savoir la reconquête du berceau historique de la sainte Russie ?
Kathy Rousselet : Cette guerre est motivée par la nécessité de maintenir la sainte Russie, perçue comme cet espace, dans une visée impérialiste, qui serait défini par la religion orthodoxe notamment et par la civilisation dite “russe”. Territorialement, elle correspond à la Russie, la Biélorussie, l’Ukraine et la Moldavie. On a quand même l’impression que Poutine et Kirill, le patriarche de Moscou, possèdent une volonté similaire, celle de défendre un territoire politique pour l’un et religieux pour l’autre. Kirill s’oppose au patriarche de Constantinople qui est considéré par certains comme lié aux Etats-Unis. C’est là que les intérêts des deux se rejoignent.
Quand le président ukrainien Iouchtchenko a commencé à parler d’une possibilité de création d’une Église ukrainienne indépendante de Moscou, puis que cette idée a été reprise par Porochenko à partir de 2014, on a pu dire que c’était sous l’influence des Etats-Unis. Ce qui certain, c’est qu’en présentant l’autocéphalie de l’Eglise d’Ukraine comme un enjeu de liberté religieuse et une priorité de sécurité nationale, le président ukrainien a offert au Département d’état américain l’occasion de l’inscrire à son agenda.
Plus précisément, notre question était de savoir si l’appel à la religion permet de mobiliser la population ?
K. R. : Au vu de la nature de l’engagement religieux, je ne le pense pas. Dans la carte mentale de Vladimir Poutine, la question religieuse et la question politique sont intimement liées. La création de cette Église orthodoxe d’Ukraine en 2018 indique selon lui que le patriarcat de Constantinople, et de fait les Etats-Unis, s’engagent dans un pays qui devrait être sous l’influence seule de Moscou. Dès 2014, des forces ultranationalistes liées à une partie de l’Église orthodoxe russe ont pris une place de plus en plus importante. Le patriarche Kirill n’en fait pas partie mais en tant que responsable de son Église, il doit en considérer l’existence. Ces hommes souhaitaient l’invasion des territoires orientaux de l’Ukraine, considérant que ce sont des régions russophones. La dimension religieuse du discours de Poutine nourrirait plutôt ces forces-là.
Pouvez-vous éclaircir les relations entre le patriarcat de Moscou et celui de Constantinople ?
K. R. : Le patriarcat de Constantinople est primus inter pares, c’est le premier patriarcat, mais il n’a pas vraiment autorité sur tous les autres. Les prises de décision sont très compliquées dans l’orthodoxie. Par exemple, pour qu’une Église soit considérée comme autocéphale, c’est-à-dire indépendante, il faut que l’ensemble de la communion des Églises orthodoxes reconnaisse cette autocéphalie. L’Église orthodoxe d’Ukraine n’est pas considérée par certains et surtout Moscou, mais est reconnue par Bartholomée de Constantinople, conséquence de sa rivalité avec Kirill.
En 2016, a lieu un grand concile panorthodoxe en Crète, le premier depuis des siècles. Bartholomée y invite toutes les Églises orthodoxes et, au dernier moment, Kirill décide de ne pas venir. C’est un tournant. Il n’y aurait pas eu ce concile, il n’y aurait pas eu cette absence, l’Église orthodoxe d’Ukraine n’aurait peut-être pas existé. Si Kirill ne s’y est pas rendu, c’est parce qu’au sein de son Église, certaines forces évoquées plus tôt étaient profondément hostiles à ce concile. Si Kirill y était allé, il n’était plus patriarche en rentrant.
Kirill défend ce qu’il appelle le “territoire canonique” de l’orthodoxie russe. De son côté, Poutine parle de “frontières politiques”. Dans les deux cas, l’Ukraine en fait partie, mais il y a un litige autour de la Crimée. Qu’est-ce qui diffère réellement entre les visions territoriales de Kirill et celles de Poutine ?
K. R. : Pour recontextualiser, dès le début des années 1990, nous avons une Église orthodoxe ukrainienne dépendante du patriarcat de Moscou, une Église orthodoxe ukrainienne-patriarcat de Kiev non reconnue par la communion des Eglises orthodoxes mais qui prend de plus en plus d’importance, ainsi qu’une petite Église orthodoxe autocéphale tout droit venue du Canada, pas plus reconnue. En 2018, est créée cette Église orthodoxe d’Ukraine qui va être reconnue par le patriarcat de Constantinople. Elle rassemble une très grande partie de l’Église orthodoxe ukrainienne- patriarcat de Kiev, ainsi que cette Église orthodoxe autocéphale non reconnue mais l’Église orthodoxe ukrainienne reste au sein du patriarcat de Moscou, même si elle est très autonome. En 2014, après l’annexion de la Crimée par la Russie, Kirill décide que les éparchies de Crimée ne doivent pas directement faire partie du patriarcat de Moscou. Il les a donc laissées sous l’égide de l’Église orthodoxe ukrainienne. C’était une façon de continuer à dire que frontières religieuses et frontières politiques sont dissociées. Les éparchies de Crimée ont néanmoins été rattachées directement à l’Église orthodoxe russe assez récemment, en juin 2022.
Depuis que l’Église ukrainienne dépendante de Moscou s’est détachée de ce patriarcat, doit-on croire à une réelle indépendance ou bien est-ce plutôt un exercice de communication en temps de guerre ?
K. R. : Cette question d’indépendance est vraiment importante. Cette Église, a décidé d’être indépendante du patriarcat de Moscou pour beaucoup de raisons, mais surtout parce que revient régulièrement dans le débat ukrainien depuis 2018 l’idée d’interdire cette Église qui serait “l’œil de Moscou” ; et il est vrai que c’est en partie par certains membres de son clergé, une minorité, que se diffuse l’idéologie russe en Ukraine. Aujourd’hui, il est fort possible qu’une loi d’interdiction soit votée au parlement ukrainien et que l’Eglise soit donc interdite. C’est pour éviter cela qu’elle s’est déclarée indépendante du patriarcat de Moscou, même si certains disent que cette indépendance n’est que de façade.
Concrètement, la situation est complexe au sein de cette Église, il y a beaucoup de patriotes ukrainiens qui se battent dans cette guerre contre la Russie. Avant même la déclaration d’indépendance de l’Eglise, certains ne commémoraient plus le patriarche Kirill dans les offices car ils le considéraient trop proche de Poutine. Mais pourtant, ils ne veulent pas passer dans l’Eglise orthodoxe d’Ukraine parce qu’ils la considèrent non canonique et plutôt politique. C’est en effet Petro Porochenko qui avait favorisé sa création parce que les Églises orthodoxes sont souvent liées à une nation, elles représentent une identité nationale.
A quelles fins Poutine reprend-t-il la rhétorique religieuse ? Outre Kirill, qui sont les personnes qui influencent ou qui dictent la rhétorique de l’Eglise orthodoxe en Russie ?
K. R. : Poutine a beaucoup utilisé la notion de satanisme, et c’est avant tout une idée diffusée par les ultranationalistes, pas nécessairement religieux, et en particulier par Alexandre Douguine. Une rhétorique plus politique que religieuse. Derrière, il n’y avait pas cette idée de lutte contre Satan comme peuvent en parler les religieux qui disent que la Russie messianique va être cette force qui retient l’Antéchrist. Ce champ lexical a donc plus une veine nationaliste politique chez Vladimir Poutine.
Après, on rentre dans des spéculations, parce qu’on ne sait pas vraiment ce qui se passe autour de Vladimir Poutine ; mais ce qui est quand même assez certain, d’après des images qu’on peut voir, est qu’il écoute non pas tant Kirill que Tikhon Chevkounov, métropolite de Crimée et que l’on considère depuis pas mal d’années déjà comme un concurrent du patriarche. Il fait partie des ultranationalistes les plus agressifs qui voulaient récupérer une partie de l’Ukraine.
Au début de l’invasion, Kirill rappelait la fraternité entre le peuple russe et le peuple ukrainien. Il semblait plutôt opposé à la guerre. Aujourd’hui, il ressemble davantage à un soutien indéfectible de Poutine. Comment expliquez-vous ce changement de position ? Comment cela est-il perçu par la population orthodoxe du pays ?
K. R. : D’abord, il parle de Sainte Russie, et donc, oui, également de la fraternité des deux peuples. Il y croit, il n’y a pas de doute. Effectivement, on note une radicalisation de Kirill au cours de ces années de guerre. Il se doit, pour la survie de son Église et pour sa survie personnelle, de ne pas aller contre Vladimir Poutine. Il ne peut pas être une force alternative, une force d’opposition. Absolument pas. D’autant plus qu’il y a ce fameux Tikhon Chevkounov qui est dans les rails pour devenir patriarche. Kirill possède donc une vision impériale, mais ce n’est pas parce qu’il est pour la Sainte Russie qu’il est d’accord pour bombarder Kiev. Je ne le crois pas.
Deuxième chose qu’il faut mentionner, la Russie est aujourd’hui plongée dans un contexte très particulier qui, depuis 2012, est de plus en plus autoritaire. Plus aucune organisation sociale n’est indépendante, même pas l’Église orthodoxe ! Ce n’est pas parce que Kirill dit quelque chose que Poutine va le citer. Il ne reprendra son discours que si cela correspond à sa propre rhétorique politique. Les leaders spirituels musulmans ont aussi tenu un discours pro-guerre. Pourquoi ? A cause du contexte autoritaire. Ils ne sont pas forcément pour le conflit. Très peu de représentants religieux sont intervenus contre la guerre : le grand rabbin de Moscou qui est parti, de ce fait, s’exiler en Israël, l’ancien président de l’Union des chrétiens évangéliques-baptistes, qui lui aussi a dû quitter la Russie.
Pour revenir à l’orthodoxie, notamment dans les paroisses lointaines, les croyants n’écoutent pas nécessairement le patriarche car il fait partie des élites. Il est donc considéré comme riche, corrompu et proche des dirigeants politiques. Un monde qui ne concerne pas les paroissiens. Ils écoutent leur prêtre et c’est tout. Cela est assez différent de l’organisation centralisée de l’Église catholique. Par ailleurs, certains prêtres avaient signé une pétition contre la guerre tandis que d’autres avaient quitté la prêtrise. Un choix difficile parce que c’est leur unique gagne-pain et la plupart sont pères de famille nombreuse. D’autres enfin cherchent à quitter la capitale pour se retirer dans un village.
En Occident, certaines Églises orthodoxes ont quitté le patriarcat de Moscou. C’est le cas dans les pays baltes où le mouvement d’opposition est soutenu par le pouvoir politique en place. Ces prises de position servent-elles à un affaiblissement du pouvoir de l’Église orthodoxe russe ?
K. R. : Oui, l’Église orthodoxe russe s’affaiblit. Le patriarche Kirill avait souhaité redonner de la puissance à son Église, tant à l’intérieur que dans le monde. Il a vraiment tout fait pour développer les paroisses en Occident mais aussi pour exercer des influences sur les autres Églises. Avec la guerre, cet homme a affaibli son propre patriarcat. Nous avons déjà beaucoup parlé de l’Ukraine mais, fait récent, des prêtres moldaves quittent actuellement l’Église orthodoxe russe pour aller vers une Église de Bessarabie liée au patriarcat de Roumanie. Certaines paroisses cherchent, quant à elles, à rejoindre celui de Constantinople. C’est bien la guerre qui affaiblit le pouvoir orthodoxe russe.
La guerre en Ukraine a réellement débuté en 2014. Dès cette date, le métropolite Onuphre de Kiev, dépendant du patriarcat de Moscou, semble rester quelque peu ambigu sur ses positions. En exemple, il avait défini la guerre dans le Donbass de “guerre civile”. Quelles ont réellement été ses positions ?
K. R. : Parler de « guerre civile », c’était utiliser la rhétorique russe et ignorer l’influence de la Russie sur le conflit dans le Donbass, et c’est en cela qu’il a été durement critiqué. Peu à peu, il a pris ses distances. Il a toujours refusé d’employer le terme de “monde russe”, parce que ce terme est un terme politique qui justifie l’influence de la Russie sur l’espace post-soviétique, en particulier sur l’Ukraine. Onuphre peut avoir été ambigu par le passé mais il a cessé de l’être dès le début de la guerre d’agression massive. L’Eglise orthodoxe ukrainienne figure encore sur le site officiel du patriarcat de Moscou preuve, pour certains, qu’elle serait encore sous sa dépendance. Mais le Saint-Synode de l’Eglise ukrainienne a déclaré quitter le patriarcat de Moscou le 27 mai 2022.
Est-ce qu’en France, les orthodoxes dépendant du patriarcat de Moscou décident de quitter leur Église ?
K. R. : En fait, la situation religieuse dans la diaspora en France est compliquée parce qu’on a des chrétiens orthodoxes d’origine russe, plus ou moins lointaine, qui dépendent du patriarcat de Constantinople et d’autres qui dépendent du patriarcat de Moscou, mais ce point est encore assez mal documenté. Certains fidèles restent dans l’Église orthodoxe russe et ne commémorent plus le patriarche. Ils écoutent leur prêtre qui lui n’est pas ambigu sur la guerre et c’est cette relation avec le prêtre qui est pour eux la plus importante. Donc oui, ils peuvent rester dans l’Eglise orthodoxe russe même s’ils sont contre la guerre.