Jean-Marie Le Gall : « L’histoire ne repasse jamais nulle part, l’histoire ne se répète jamais »

Les ITVs de l'IJBA
9 min readDec 18, 2023
Crédit : Maxime Sallé

Propos recueillis par Maxime Sallé et Pierre Lassauge

Professeur d’histoire à la Sorbonne et spécialiste de la Renaissance en Europe, Jean-Marie Le Gall rappelle le rôle essentiel de l’histoire pour apporter des clés de compréhension, au moment où les guerres de religion et le fanatisme religieux sont à nouveau des questions d’actualité. Rencontre.

Comment définissez-vous le fanatisme religieux ?

Jean-Marie Le Gall : Le fanatisme religieux est une passion qui met l’impératif religieux avant toute considération. Et cela au nom d’un intérêt supérieur : l’application de la loi que l’on considère comme la seule valable, c’est-à-dire la loi de Dieu. Le fanatisme religieux consiste donc à faire passer la loi divine, ou sa lecture de la loi de Dieu, devant tout autre considération.

Quelle est la place de la passion dans le fanatisme religieux ?

J.M. Le Gall : Nous avons souvent tendance à considérer qu’à partir du moment où quelque chose est passionné, elle n’est pas raisonnée, comme si la religion relevait des passions ou d’une forme de déraison. Sauf qu’il y a beaucoup de rationalité dans la religion. Ce n’est pas parce que l’autre ne pense pas avec votre rationalité, qu’il n’a pas ses raisons d’agir. Il faut donc essayer de voir comment ces raisons, que nous considérons comme des passions, peuvent être maîtrisées. C’est par exemple l’un des discours qui a été exprimé après les massacres de la Saint-Barthélémy. La fin du XVIe siècle s’éprend du néo-stoïcisme, avec cette idée qu’il faut savoir maîtriser ces passions, que la religion sort en quelque sorte du domaine de la rationalité de la théologie, qui est un discours rationnel sur Dieu. En fait, la religion peut être une passion triste, une mauvaise passion, qui conduit à tuer ou à être un fanatique religieux.

Dans la conférence que vous avez tenu lors des Tribunes de la presse 2023, vous avez évoqué une recherche du salut chez ceux qui décident de prendre les armes, mais d’autres raisons poussent-elles ces personnes à agir ?

J.M. Le Gall : On peut toujours considérer que les acteurs ont des intérêts ; le discours religieux ne serait donc que le paravent qui cacherait des motivations plus sordides et triviales. Une étude récente, qui a été menée sur la Saint-Barthélémy, par Jérémie Foa, montre que les assassins de la Saint-Barthélémy connaissaient parfaitement leurs victimes. Ils les ont tués avec l’idée de régler des comptes à un voisin, de chercher à récupérer leurs biens, leur logement, etc. De fait, on peut lire toute la Saint-Barthélémy comme la somme de vengeances interpersonnelles, de conflits de voisinage, et occulter totalement la motivation religieuse. Sauf que la véritable question qui se pose est, qu’est-ce qui rend possible cela. Car si vous tuez quelqu’un, vous allez devant les juges de l’époque et vous terminez pendu. Tandis que là, qu’est-ce qui rend légitime le passage à l’acte ? Les principaux massacreurs n’ont jamais été poursuivis, ils ont même fait carrière. Je rappelle que la Saint-Barthélémy, c’est trois choses : un attentat quelques jours avant contre le chef protestant, le pouvoir royal qui prend peur après cet attentat et qui décide d’éliminer les chefs protestants. Par ce qu’on appelle un « coup d’Etat » ou un « coup de majesté ». Et une chose qui échappe totalement au pouvoir, malgré les appels répétés du roi, la violence massacrante d’une partie de la population. Pendant les années 2015–2016, beaucoup de gens sont venus expliquer, qu’au fond, les actes terroristes commis en France n’étaient peut-être pas religieux. Je me souviens aussi d’un chef d’entreprise qui avait été décapité et certains présentaient ce fait comme un conflit du travail. Autre exemple, un assassin qui a tué un couple de policiers. À l’époque on a dit que c’était un règlement de compte. On observe toujours cette volonté de réduire ces attentats à des motivations qui ne sont pas religieuses. Mais il y a une dimension religieuse là-dedans, parce qu’il faut voir que ces personnes tuent, et acceptent aussi de mourir. Il faut prendre au sérieux ce qu’elles disent et ce qu’elles font, et ne pas être en position surplombante, en pensant qu’elles ne savent pas ce qu’elles font. Et que ce serait à nous, les chercheurs, les sachants, d’expliquer les ressorts, auxquels ces personnes ne sont pas conscientes, alors qu’elles ont accepté de mourir pour leurs idées, leurs croyances, leurs convictions.

Vous expliquez que pour certaines personnes, ces actes violents n’ont rien à voir avec la religion. Est-ce lié à une volonté d’éviter un cycle de haine et ses discours de vengeance ?

J.M. Le Gall : Oui je pense qu’il y a un côté performatif dans le langage. Lorsque les chefs religieux vous disent que ce n’est pas religieux, on se dit que c’est un peu paradoxal, mais en même temps, il faut absolument éviter qu’un fanatisme religieux réponde à un autre fanatisme religieux. Cela pourrait aboutir à des massacres. Il ne faut surtout pas rentrer dans ce jeu. Le terrorisme n’est qu’un mode d’action au fond, il faut voir à quelle idéologie il répond, parce que sinon, on peut qualifier tout le monde de terroriste et on est toujours le terroriste de quelqu’un. Les résistants étaient qualifiés de terroristes alors qu’ils s’attaquaient à l’armée régulière et non pas à des femmes et des enfants. Donc ce n’est pas en luttant contre les terroristes, qu’on luttera sur ce qui est le fondement idéologique du terrorisme : hier l’extrême gauche, l’extrême droite, aujourd’hui des fondamentalistes, car on parle beaucoup du terrorisme d’inspiration fondamentaliste islamiste mais vous avez aussi des fondamentalistes juifs, des intégristes, qui commettent des actes de violence. Avant l’attaque du 7 octobre en Israël, des fondamentalistes juifs s’en sont pris à Jérusalem, à des églises et des chrétiens. Le fondamentalisme nourrit un discours de haine, qui trouve chez certains, une légitimité.

Qu’apporte l’œil d’un historien dans l’étude du fanatisme religieux ?

J.M. Le Gall : L’histoire ne repasse jamais nulle part, l’histoire ne se répète jamais. Mais on peut quand même retenir un certain nombre de leçons de l’histoire, même si en général, les gens ne les suivent pas. Le rôle de l’historien est d’écrire ce qu’il s’est passé, tel que c’est advenu, en se disant que l’histoire peut servir à quelque chose, notamment pour éviter que certaines choses se reproduisent. En 2015, quand on a sorti notre livre1 avec Denis Crouzet, il nous a semblé qu’il y avait des configurations qui pouvaient conduire à un dérapage vers une guerre civile animée par des passions religieuses. Il faut bien voir qu’à la différence des conflits géopolitiques, qui peuvent trouver des solutions, un conflit idéologique n’a, comme l’a montré Carl Schmitt, jamais de solution. Le conflit de religion existe depuis longtemps et il continuera demain.

Pouvez-vous nous en dire plus sur ce livre ?

J.M. Le Gall : Dans ce livre, nous avons transmis l’idée qu’il fallait éviter de rabattre le fondamentalisme exclusivement sur le monde musulman, et ne pas se focaliser sur la plus ou moins grande dangerosité, ou violence, du Coran par rapport à d’autres écrits religieux. Et comme spécialistes du XVIe siècle, nous voulions dire que ce que l’on voit se produire dans certains pays, comme les conflits entre chiites et sunnites, ce sont des choses qu’on a connues entre chrétiens, au nom de l’Evangile. Plus encore que le corpus doctrinal des religions, certaines lectures eschatologiques ont conduit à cette violence et ce n’est pas propre à telle ou telle religion du livre (christianisme, judaïsme, islam). Vous avez aujourd’hui une partie des fondamentalistes évangéliques qui pensent que l’Armageddon, la bataille finale, est proche. Pour eux, un indice que l’on arrive dans la dernière phase de l’histoire, est la création de l’État d’Israël, qui prélude en quelque sorte au retour du Christ. Vous voyez bien aussi que dans le monde hindou, pourtant ce n’est pas une religion du livre, depuis environ 10 ans, il y a un fondamentalisme hindou qui est très anti-musulman. L’idée était donc d’avoir une vision qui n’alimente pas une guerre des civilisations, parce que dans les religions chrétiennes, on a connu une justification religieuse à la violence. Bref, il faut éviter de s’engager dans un cycle infernal. Et c’était rappeler que les guerres de religion naissent parfois de choses qui nous paraissent, à nous, dérisoires, comme le statut des images, des statues, etc. Et que l’on peut très vite déclencher des passions publiques avec des questions qui ne sont pourtant pas au cœur des religions.

Pensez-vous que l’étude de l’histoire est l’une des meilleures clés de compréhension pour comprendre ce qu’il s’est passé ?

J.M. Le Gall : L’histoire est pluridisciplinaire aujourd’hui. Nous lisons les anthropologues, les sociologues, les juristes. L’histoire est une science humaine, sociale certes, mais humaine. Il y a donc cette idée que l’histoire n’est pas qu’une discipline scientifique qui va nous expliquer comment le passé ou le présent s’est déroulé. Le rôle de l’histoire ? Longtemps on a cru qu’elle est maîtresse de vie, qu’elle doit donner une certaine sagesse, une certaine compréhension, pour éviter que certaines choses se répètent. Mais c’est un vœu pieu car en général les gens ne retiennent pas les leçons de l’histoire. Encore qu’il faut constater que les populations française, européenne et occidentale, face à ces attentats répétés, ne rentrent pas dans une logique vengeresse. Car peut-être qu’au fond d’elles-mêmes, dans leur inconscient collectif, dans ce qu’elles ont pu retenir de l’histoire, il y a une responsabilité collective de refuser d’entrer dans la logique où certains fondamentalistes voudraient qu’on se précipite.

Est-ce que vous êtes venu aux Tribunes de la presse pour compléter cette envie de transmettre votre passion pour l’histoire ?

J.M. Le Gall : Oui, j’aime bien parce que l’histoire ne s’adresse pas qu’à des collègues spécialistes, des étudiants évalués dans un cursus, mais aussi à un public qui a notamment, en France, un rapport passionné à l’histoire. J’étais il y a trois semaines, aux journées de Blois. On sent très bien que l’histoire, ce n’est pas uniquement pour faire des études. On a quand même un niveau d’éducation dans la société qui progresse, des éléments d’information qui sont de plus en plus nombreux, des outils d’information et aussi de désinformation. Donc, il existe un public qui aime l’histoire, pour de multiples raisons, sa dimension critique, patrimoniale ou identitaire ; comme il y a un public pour la science qu’on néglige trop. On trouve des lieux où des auteurs rencontrent un public et c’est toujours intéressant. Certes, avec les réseaux sociaux et avec tous les outils d’information, on peut s’alimenter soi-même. On trouve beaucoup de choses sur Internet, mais on a du mal à hiérarchiser en quelque sorte. Le propos qui est tenu, la fiabilité de ce propos, etc. La rencontre avec le public permet l’interpellation réciproque. Et on ne pense pas entre soi comme dans certains réseaux sociaux. La critique des sources et des interprétations en histoire, comme le dissensus en démocratie sont des gages de vitalité et de progrès et pas seulement de liberté.

Que pensez-vous du système médiatique actuel et de la place qu’il accorde aux professionnels de l’histoire ?

J.M. Le Gall : Le système médiatique a énormément de chaînes télévisuelles et un flux d’information en continu. Cela entraîne une inflation du commentaire, qui est encore accentué par les réseaux sociaux. Au fond, ça devient parfois le café du commerce planétaire, ou national, avec ces éditorialistes qui tous les jours, à toute heure, sur trois chaînes différentes, donnent des réactions à chaud. Je n’y retrouve pas l’essence du journalisme, c’est-à-dire le temps de l’enquête et de la réflexion. Ce métier apparaît alors comme ayant plusieurs formes. Il y a les enquêtes plongés dans des investigations longues et risquées, les présentateurs, et puis les commentateurs. Ceux-ci sont à mon avis, ceux qui ont tendance à scientifiser leurs préjugés. Le journalisme d’investigation, notamment américain reste pour moi un modèle et l’avenir de la profession dans une société où chacun donne son opinion. Ce sera donc l’administration de la preuve, comme en histoire, qui assurera l’avenir de ce métier.

*: « Au péril des guerres de religion : réflexions de deux historiens sur notre temps », Presses Universitaires de France. 2015.

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Vous trouverez sur ce site les interviews réalisées par les étudiants en M1 à l'IJBA dans le cadre des Tribunes de la Presse de Bordeaux