Jean Garrigues : « Les citoyens ne sont pas disposés à croire en l’homme providentiel »

Les ITVs de l'IJBA
5 min readNov 8, 2021

L’historien a consacré une grande partie de son œuvre au concept de « l’homme providentiel » qu’il a détaillé dans ses ouvrages. Pour Jean Garrigues, l’homme providentiel s’appuie sur les principes du populisme.

Propos recueillis par Alexis Pfeiffer et Romane Rosso.

Comment définir la notion d’homme providentiel ?

Jean Garrigues. Ce concept est nécessairement lié à des moments de crise. Arrive ensuite l’intervention d’un homme qui tente de résoudre les problèmes sociétaux qui se posent. L’Histoire a fourni de nombreux exemples : Léon Gambetta, Georges Clémenceau, le général De Gaulle en 1940, Pierre Mendès France dans les années 1950… Mais tout le monde ne peut pas être considéré comme tel. Prenons un exemple plus récent : celui du professeur Raoult. La formule de l’homme providentiel lui a été associée pendant la pandémie parce que certains imaginaient qu’il avait le remède miracle avec l’hydroxychloroquine. Il pouvait, par son savoir et son charisme, donner à croire qu’il avait la solution. Mais le jugement rétrospectif de l’histoire doit être une réussite. En l’occurrence, ce n’est pas le cas.

Maîtriser les rouages de la sphère médiatique et communicationnelle est-il nécessaire afin d’apparaître comme un homme providentiel ?

J.G. : Dans l’histoire française, les hommes providentiels préparent médiatiquement leur arrivée au pouvoir. Napoléon Bonaparte publiait lui-même un journal dont il écrivait, à sa gloire, une grande partie des articles. Il effectuait un lien de causalité entre son talent militaire et sa capacité à résoudre une crise politique. Même constat pour Clémenceau puisqu’il signait tous les éditoriaux du journal L’homme enchaîné, qu’il dirigeait. Le général De Gaulle, lui, avait plusieurs journaux acquis à sa cause lors de son retour en 1958. Notamment Courrier de la colère publié par Michel Debré. Aujourd’hui, un homme providentiel devrait se construire à travers l’image et les réseaux sociaux, ce que fait Éric Zemmour. Avec son entourage, il essaie de dessiner ce contour de manière extrêmement précise à l’aide de petites phrases et de provocations. Sans forcément s’en douter, ceux qui le soutiennent croient en une personnalité assez charismatique avec des solutions radicales.

La dimension patriotique est-elle incontournable pour celui qui cherche à incarner la nation ?

J.G. : Tous les hommes providentiels se présentent comme des patriotes. La proclamation de la République en 1792 correspond elle-même à un acte patriotique puisqu’il s’agit de défendre la Nation contre un péril extérieur. Georges Clémenceau justifiait par exemple son autoritarisme par le patriotisme lorsqu’il projetait de faire la guerre à l’Allemagne. En face de lui, Adolphe Thiers négociait la paix et se construisait aussi une image d’homme providentiel. On peut parler d’une sorte de paradoxe entre le chef de guerre et le pacificateur. Il y a donc également des personnages qui font figure d’homme providentiel sans que leur légitimité ne soit fondée sur le patriotisme. En 1954, Pierre Mendès France devenait Président de Conseil et suscitait une large ferveur autour de lui. Il incarnait la modernité et tirait son prestige de sa capacité à casser les codes. La notion d’homme providentiel est polymorphe, mais il y a tout de même un fil rouge lié au patriotisme.

François Hollande s’est présenté comme un « homme normal » lors de la campagne présidentielle de 2012. Le politique a-t-il forcément besoin de jouer la carte de la providentialité s’il veut réussir ?

J.G. : A cette époque, François Hollande se présentait comme tel car quelqu’un d’autre avait déjà investi le créneau providentiel : Dominique Strauss-Kahn. Après ses déboires, François Hollande émergeait comme un anti-homme providentiel. On reste toujours dans ce tropisme, mais en le prenant à l’envers. La gauche s’en démarque d’ailleurs plus généralement car elle rattache cette notion au Bonapartisme. Dans le même temps, le candidat socialiste faisait rejouer cette idée de providence lors de son discours du Bourget en janvier 2012 où il se plaçait comme l’ennemi de la finance. Situation similaire avec sa célèbre anaphore « Moi président… ». Il sacrifiait là une partie de son anti-providentialité. Aujourd’hui, la défiance envers les hommes politiques n’a jamais été aussi forte. Les citoyens ne sont pas disposés à croire en l’homme providentiel. Ils sont devenus plus consuméristes et mieux informés : ils consomment de la politique comme on consomme de l’image. A priori, cela les éloigne de la figure de l’homme providentiel. Mais d’autres aspects les y ramènent, car cette méfiance envers le système politique peut mécaniquement les conduire vers ceux qui se prétendent hors de cette sphère. Les Français veulent plus de démocratie participative mais acceptent de recevoir une personnalité unique. Emmanuel Macron jouait sur cette image en 2017. Il n’était d’aucun parti et parlait d’un monde nouveau. Mais une fois l’état de grâce passée, il n’était plus du tout dans cette figure d’homme providentiel. Marine Le Pen commence également à être identifiée comme partie prenante du système parce que pas assez radicale. Elle sort de cette posture d’extériorité.

A force de se construire une stature providentielle et à trop jouer la proximité, ne risque-t-on pas de basculer dans une forme de populisme?

JG. L’homme providentiel, quelque part, représente depuis toujours une forme de populisme. Il s’exprime au nom du peuple trahi par les élites. Cette démarche est l’ADN du populisme. Napoléon Bonaparte s’exprimait d’abord au nom de ses soldats face aux politiques. Le général Boulanger faisait la révolution au nom du peuple lorsqu’il cherchait à prendre la revanche de la France sur l’Allemagne. Le général De Gaulle, en 1958, s’appuyait sur le référendum et la consultation du peuple pour gouverner. On voit bien qu’il y a toujours un lien avec le populisme. Sauf que l’homme providentiel, une fois devenu un grand homme, ne suit pas le peuple. Ces hommes providentiels n’ont jamais pris leurs décisions en s’alignant sur les citoyens, mais sur les opinions politiques. On constate donc une large différence avec le populisme qui, en principe, fait ce que le peuple attend en flattant les instincts démagogiques qui peuvent exister. À l’instar de Donald Trump, par exemple.

La création d’une 6ème République permettrait-elle de sortir d’un système politique organisé autour d’un homme unique, au profit d’un gouvernement collectif ?

J.G. : C’est complexe. Les grands systèmes qui nous entourent sont majoritairement parlementaires. Même là, il y a toujours besoin d’une incarnation. Angela Merkel l’illustre parfaitement, elle que l’Histoire a, légitimée comme une femme providentielle, en Allemagne. En France, la 5ème République fait de l’élection du président un rendez-vous entre une personne et un peuple. Les politiques doivent incarner la providentialité pour s’imposer et amener du rêve et de l’espérance. En 2016, un sondage montrait que les Français demandaient à 80% une figure d’autorité. Paradoxalement, ils reprochaient à Emmanuel Macron son côté jupitérien lors de la crise des Gilets Jaunes.

D’une manière générale, donne-t-on assez de visibilité aux femmes providentielles ?

J.G. : L’histoire politique française est celle de l’exclusion des femmes. Du moins jusqu’en 1945, date à laquelle elles obtiennent le droit de vote. Il faudra ensuite attendre 2017 pour que l’Assemblée nationale soit quasiment paritaire. Les femmes sont trop rarement mises au premier plan. Pourtant, la référence majeure du providentialisme reste Jeanne d’Arc. Jeune femme paysanne, elle conduisait le pays à la victoire, au nom de Dieu. Elle a notamment été prise comme exemple par le général De Gaulle. En 2006, Ségolène Royal s’identifiait même à elle de façon plus ou moins implicite. Elle s’habillait en blanc, couleur symbole de la virginité, référence à celle que l’on surnomme « La Pucelle d’Orléans ». Il est assez intéressant de voir qu’on peut dessiner une figure de femme providentielle, à condition de leur laisser un rôle dans l’Histoire. Il y a en tout cas une revendication de l’égalité de genre et les hommes ne peuvent plus se permettre ce qu’ils faisaient à l’époque. La société évolue doucement.

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