Jean-Claude Mailly : « Militer, c’est par définition être optimiste »

Les ITVs de l'IJBA
6 min readOct 29, 2021

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Ancien secrétaire général de Force Ouvrière de 2004 à 2018, Jean-Claude Mailly, s’interroge sur la santé actuelle des syndicats français et explique son engagement au sein du nouveau média Franc-Tireur.

Propos recueillis par Juliette Gloria et Roman Bouquet Littre

En 2017, Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT disait « Je suis persuadé que le syndicalisme est mortel » (interview à Libération, publiée le 2 novembre 2017). Le rejoignez-vous ?

Jean-Claude Mailly : Bien que Laurent Berger soit un bon ami, je ne suis pas d’accord avec lui. Tant qu’il y a des salariés, le syndicalisme a de l’avenir. Effectivement, il connaît des difficultés en ce moment, et ce, depuis quelques années, en France comme ailleurs. Mais le syndicalisme salarial et patronal sont deux éléments essentiels de la démocratie sociale. L’exemple des Gilets Jaunes en est la preuve. Aucun interlocuteur n’avait été désigné, empêchant ainsi toute forme de dialogue. Or, toute crise doit se gérer par la négociation et donc, par le dialogue. De ce point de vue-là, les syndicats sont irremplaçables.

Comment expliquer alors le faible taux de syndiqués en France en 2021 ?

JC. M. : Restons prudent sur les chiffres, même si globalement dans tous les pays, le nombre de syndiqués a diminué. En France, pour juger la représentativité des organisations syndicales, il faut se baser sur le taux de participation aux élections sociales et non sur le taux d’adhésion. Ainsi, dans les grandes entreprises de plus de 500 salariés, ce taux s’envole entre 60 % et 80 % de participation. C’est malheureusement moins le cas dans les TPE. Qu’il y ait 9, 10 ou 11 % de salariés syndiqués ne sous-entend pas une dégradation de la situation des salariés. Ces chiffres reflètent l’évolution des structures de notre société. Aujourd’hui, il y a moins d’accords nationaux et plus d’accords d’entreprises. L’enjeu pour les syndicats sera ainsi d’être d’autant plus présents dans les entreprises.

À l’image des Gilets Jaunes, les réseaux sociaux ont-ils contribué à désinstitutionnaliser la lutte des droits des salariés ?

JC. M. : Depuis peu, les syndicats sont associés à une forme d’entre-soi. Ils sont considérés comme une institution, au même titre que les partis politiques et les médias. Le mouvement des Gilets Jaunes a voulu écarter ces institutions. Ce n’était donc plus les syndicats qui appelaient à manifester, mais des Gilets Jaunes qui postaient des messages sur Facebook. Une forme de démocratie directe. Mais je suis très prudent sur la démocratie directe. Je préfère la démocratie représentative. On ne va pas discuter avec 68 millions de Français, ce n’est pas possible. Il faut donner la parole à ceux qui ont une légitimité pour discuter, pour prendre des engagements et des responsabilités. Pour l’instant, je ne vois pas d’exemple de démocratie directe qui fonctionne. Il y a eu l’exemple de la conférence climat, lorsque le président a dit “je vais reprendre tout ce que vous dites” et qui n’a finalement rien repris. C’est ici la preuve d’un problème majeur.

Quel est le poids des syndicats aujourd’hui dans les négociations ?

JC. M. : Les syndicats ont moins de pouvoir qu’auparavant. Je pense que le manque de crédit que leur octroie le président de la République est un des facteurs. Pendant sa campagne, Emmanuel Macron affirmait que la place du syndiqué était uniquement dans l’entreprise et que les discussions nationales relevaient exclusivement du rôle de l’État. Les syndicats sont essentiels, surtout pendant les crises. Or, on a pu constater que pendant le Covid-19, ils n’ont été ni consultés, ni entendus, faute d’interlocuteur. Pour moi, le passage du septennat au quinquennat y est pour beaucoup. Dans un système de septennat, le Président se concentre sur les questions internationales, de défense et fait confiance à son Premier ministre sur les thématiques gouvernementales. Dans un système de quinquennat, avec un calendrier électoral identique pour la présidentielle et les législatives, les possibilités de cohabitation sont limitées et toutes les décisions remontent à l’Élysée. Ajoutez à cela un président qui concentre les pouvoirs, cela signifie qu’une seule personne prend les décisions et ça n’est pas sain.

En France, on compte huit principales organisations syndicales contre seulement une ou deux chez nos voisins européens. Cette pluralité est-elle une faiblesse ?

JC. M. : La multiplication syndicale est certes une forme de faiblesse, mais aussi un signe de démocratie. Des pays comme la Chine ne comptent eux qu’un seul syndicat. Le pluralisme est donc important, mais peut être contre-productif. Ce décuplement résulte de problèmes internes aux syndicats. Certains mécontents ont quitté leur mouvement pour en créer d’autres. C’est ainsi que Solidaire est née de la grève des camions jaunes dans les années 90. De la cuisine syndicale !

Vous expliquez dans votre livre Manifs et chuchotements* qu’il a été plus facile de collaborer avec un homme de droite comme Nicolas Sarkozy qu’avec François Hollande. Pourquoi ?

JC. M. : M. Sarkozy n’est pas quelqu’un qui a une culture sociale, Emmanuel Macron non plus d’ailleurs. Mais il avait l’intelligence de bien s’entourer. Concernant les problématiques sociales, il déléguait à Raymond Soubie, à qu’il faisait entièrement confiance. Ce dernier faisait partie du premier cercle du président. Il le voyait tous les jours, et pouvait influer sur les décisions. Avec M. Hollande, le problème est qu’il n’arrivait pas à prendre de décisions. Avec Nicolas Sarkozy, nous pouvions nous engueuler, mais à la fin, j’obtenais toujours une réponse en sortant de son bureau. Ça n’était pas le cas avec François Hollande, donc les choses s’envenimaient.

Peut-on faire un parallèle entre le désengagement politique et le désengagement syndical ?

JC. M. : Les gens adhèrent aux syndicats parce qu’ils constatent les avancées obtenues par les personnes syndiquées. Mais quand les négociations sont beaucoup plus dures, que vous n’obtenez rien, là les salariés se questionnent sur le rôle des syndicats. Il y a des périodes comme cela très compliquées, et pas seulement en France. Mais militer, c’est par définition être optimiste. Donc je suis persuadé que les choses vont changer, y compris sur le plan économique. Déjà avant la crise sanitaire, on commençait à dire qu’il fallait rééquilibrer le modèle économique. On parle aujourd’hui de capitalisme responsable, de RSE… On redécouvre Keynes d’une certaine manière. Pendant la crise sanitaire, si les États n’avaient pas été là, en France comme ailleurs, rien ne fonctionnait. Donc on est en train de changer, mais cela se joue sur une longue période.

Le télétravail a été encouragé par la crise sanitaire et tend aujourd’hui à se pérenniser. Il participe aussi à l’isolement des salariés, et donc à l’affaiblissement des syndicats. Comment lutter ?

JC. M. : Il est possible de continuer à toucher les salariés même à distance. Il suffit de négocier des accords au sein des entreprises, par exemple via l’utilisation de la messagerie intranet pour informer tous les salariés sur le syndicat. Les syndicats ont aussi leurs propres réseaux, bien qu’ils soient plutôt réservés aux salariés déjà adhérents.

Le 17 novembre, le premier numéro du nouvel hebdomadaire Franc-tireur sera disponible en kiosque. Vous avez rejoint la rédaction en tant que chroniqueur. Qu’espérez-vous de cette nouvelle liberté de parole ?

JC. M. : L’influence croissante de l’idéologie woke, et de la cancel culture m’inquiète, même si la France résiste pour le moment. Passer d’une logique de rapports sociaux à une logique de rapports identitaires encourage les formes de communautarisme et donc pousse au rejet. Nous assistons à un clivage de la société. La démocratie suppose le débat, la confrontation, mais avant tout le respect. La ligne éditoriale de Franc-Tireur rejette toute forme d’extrême et s’attache à l’universalisme républicain. Le slogan du journal est d’ailleurs “Passionnément raisonnable”. La campagne présidentielle est terrible aujourd’hui, avec des anathèmes dans tous les sens. Les candidats ne discutent pas du fond. Au-delà du débat idéologique, il n’y a rien de concret. Regardons les chiffres, écoutons les scientifiques pour tenter d’amener de la raison. Il faut poser le débat, raisonnablement.

En créant ce nouveau média, Christophe Barbier espère poser le débat, alors qu’il vient de co-signer le livre de l’animateur très remuant Cyril Hanouna. N’y voyez-vous pas une forme d’hypocrisie ?

JC. M. : Je vais vous faire un aveu. Je n’ai jamais regardé l’émission d’Hanouna, malgré les encouragements de certaines personnes de mon entourage qui la considèrent comme incontournable pour suivre l’élection présidentielle. J’ignore ce qui a poussé Christophe Barbier à co-signer ce livre, livre que je n’ai d’ailleurs pas lu. Franc-Tireur s’inscrit dans la notion d’universalisme républicain, et ainsi à l’encontre des logiques communautaires. La République a permis le maintien global de la cohésion sociale. Mais encore faut-il que les valeurs républicaines portent un projet.

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Vous trouverez sur ce site les interviews réalisées par les étudiants en M1 à l'IJBA dans le cadre des Tribunes de la Presse de Bordeaux

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