Hervé Kempf : « Les techno-capitalistes imaginent le futur sans prendre en compte les besoins et ressources nécessaires pour y parvenir »

Les ITVs de l'IJBA
6 min readOct 29, 2021

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Engagé depuis la catastrophe de Tchernobyl sur les questions environnementales, Hervé Kempf est rédacteur en chef et cofondateur du média indépendant Reporterre. Également auteur de nombreux livres, son dernier, Que crève le capitalisme, paru en 2020, s’intéresse aux changements récents du système économique et décrit l’idéologie du techno-capitalisme.

Propos recueillis par Alexandre Tellier et Charlotte Toublanc

Entre vos deux livres Pour sauver la planète : sortez du capitalisme, paru en 2009, et Que crève le capitalisme, paru en 2020, vous avez observé un renforcement du capitalisme. Voyez-vous depuis le Covid 19 un affaiblissement ou du moins une remise en question de l’expansion du néolibéralisme ?

Hervé Kempf : Il s’est effectivement produit depuis 2009 une radicalisation du capitalisme, amplifiée avec la période du Covid. Celle-ci a permis à cette nouvelle phase du capitalisme de se renforcer. Je défends l’idée que le capitalisme s’est transformé après la crise financière de 2008–2009 et est entré dans une nouvelle période de son histoire que j’appelle le techno-capitalisme. Celui-ci est animé par l’idée fondamentale que les technologies ont non seulement réponse à tout, mais définissent le projet de la société humaine. Par la fusion avec la machine, le prolongement de la vie humaine voire l’immortalité, le voyage dans l’espace,… Ces perspectives sont réservées à une petite partie de l’humanité, à savoir, selon le terme de Yuval Harari, les « êtres supérieurs » qui en seraient à la fois les agents et les bénéficiaires. Un nouveau paradigme du capitalisme s’est ainsi forgé et a pris de l’ampleur, notamment dans la voie de la numérisation, avec la pandémie de Covid-19.

Le président de la République a présenté le plan « France 2030 » mardi 12 octobre. Il souhaite devenir le leader de l’hydrogène vert en 2030. Un sujet compliqué à comprendre pour le grand public, pouvez-vous nous en dire un peu plus et qu’en pensez-vous ?

H. K. : Nous avons publié une grande enquête à Reporterre sur l’hydrogène (https://reporterre.net/22214). C’est un carburant puissant dont l’utilisation n’émet pas de CO2. Mais il faut isoler cet hydrogène, la molécule H2, à partir de l’eau, la molécule H2O. Or cela requiert beaucoup d’énergie. Si on utilise des énergies fossiles ou de l’énergie nucléaire pour le faire, c’est nuisible, sachant que pour l’instant, c’est la voie essentiellement utilisée. Bien sûr, l’on pourra recourir aux énergies renouvelables, mais on aurait alors un tel besoin d’électricité — car il y aura les autres usages à assurer — que l’immensité du parc renouvelable nécessaire poserait des problèmes de ressources minières et aurait un fort impact environnemental. L’hydrogène est un exemple de la façon dont les technos-capitalistes imaginent le futur sans vraiment prendre en compte la question des besoins et des ressources nécessaires pour les satisfaire — et sans jamais se poser la question d’une nécessaire modération des consommations.

Pourquoi la question du climat est-elle facilement acceptée par une partie des capitalistes ou des politiques, alors que celle de la biodiversité et des biens naturels est totalement évacuée ?

H. K. : La focalisation du mouvement écologique sur le changement climatique est justifiée mais tend à nous faire oublier que le changement climatique n’est qu’un volet de la catastrophe écologique globale. Celle-ci est aussi nourrie par la crise de la biodiversité et par la pollution des écosystèmes. Les conséquences graves de la destruction de la biodiversité entrent en résonance avec le changement climatique, bien que selon une dynamique propre. Et en fait, les mécanismes économiques et politiques qui conduisent à une augmentation des émissions de gaz à effet de serre sont peu ou prou les mêmes que ceux qui conduisent à l’artificialisation des sols, à la destruction des forêts tropicales et à celle des zones humides. Le mouvement écologiste est en train de se rendre compte de cela et de comprendre l’importance d’insister sur la biodiversité. Mais du point de vue des dominants, du point de vue du techno-capitalisme, le changement climatique a un intérêt très fort. Ils pensent pouvoir y répondre par la voie purement technologique — le développement illimité des énergies renouvelables, la géo-ingénierie, la capture et la séquestration du carbone -, ce qui n’est pas le cas avec la biodiversité. Pour respecter la biodiversité, on est obligé de prendre en compte les écosystèmes, d’arrêter de les détruire et de poser une limite à l’extension urbaine, à l’expansion de l’agriculture industrielle, à l’extension des activités minières. Alors que la question climatique peut être ramenée à une question énergétique et donc permettre la poursuite de la croissance capitaliste, par une substitution de technique énergétique. Le capitalisme s’est toujours renouvelé par ce principe que l’économiste Schumpeter appelait la destruction créatrice, consistant à abandonner des activités et à en développer d’autres. L’essentiel est que le profit et l’accumulation du capital puissent continuer. Idéologiquement, économiquement et même politiquement, le changement climatique est ainsi un phénomène chose que le capitalisme pense pouvoir gérer sans avoir à transformer fondamentalement le mode de fonctionnement du système. Par exemple, le plan qu’a présenté Monsieur Macron, « France 2030 » projette de construire deux millions de voitures électriques, ce qui créerait des tensions sur les ressources de lithium et de cuivre, et de nouvelles pollutions. Alors qu’en fait le problème est de changer la mobilité.

Quelle méthode de lutte serait la plus efficace pour le mouvement écologiste ?

H. K. : J’esquisse quelques pistes dans Que crève le capitalisme. Premièrement, ne pas opposer les formes de luttes entre elles. Même si on est dans un système très oligarchique avec une démocratie très dégradée, il y a quand même des marges de possibilités dans ce que j’appelle la politique institutionnelle. L’élection reste un dispositif permettant de faire avancer des choses même si c’est très vicié par le poids des médias qui appartiennent aux grands financiers, et par le poids de l’argent dans la politique. Il ne faut pas lui opposer l’action de terrain qui reste essentielle, mais les vivre en complémentarité. On doit être sur ces deux terrains là, ce qui veut aussi dire que la société civile est capable de faire pression et d’établir un rapport de force avec le pouvoir institutionnel. Deuxièmement, être dans une logique d’archipel des nombreuses alternatives de toutes sortes, modestes ou pas, qui se font partout : les sociétés coopératives, les luttes de terrain, les communautés, les Zad, etc. Il faut considérer que chaque alternative locale est très utile en soi, mais doit être innervée par une conscience commune et chercher à fonctionner en réseau avec d’autres, en compréhension mutuelle, en archipel. Il faut que chacune reste consciente des enjeux politiques globaux. Éventuellement, la question du sabotage peut être posée, puisqu’on peut considérer que les approches non-violentes face à un capitalisme qui se durcit beaucoup sont insuffisantes. Il peut y avoir des situations où le sabotage permet des avancées concrètes, c’est ce qu’ont montré les fauchages d’OGM en France dans les années 2000. Nous devons éviter les divisions internes et toujours chercher la complémentarité. Puis, dernier élément, ne pas être dans la convergence des luttes mais chercher des alliances, comme le dit Assa Traoré : chercher des combinaisons d’intérêts, des alliances ponctuelles ou généralisées entre les mouvements écologiques, de luttes sociales ou pour les droits, et avec les syndicats.

Vous avez parlé de sabotage, que pensez-vous de la violence pendant les manifestations ?

H. K. : Cette question parcourt les mouvements de lutte depuis longtemps. C’est une question difficile pour un écologiste car spontanément, nous sommes non violents. Nous avons une philosophie de la non-violence en considérant par exemple que la prédation et la destruction de ce qu’on appelle en Occident “la nature” découle d’un rapport violent de domination. On comprend depuis quelques années que la domination sur la nature est du même ressort que la domination masculine sur les femmes, ou la domination du capital sur les travailleurs. Et donc, spontanément, ceux qui ont à cœur la question écologique ont une attitude non violente pour sortir de cette violence à laquelle on s’est habitué en Occident. Après, les choses sont ce qu’elles sont. L’expérience de Notre-Dame des Landes montre qu’une stratégie politique efficace est d’utiliser ensemble tous les registres de luttes, en complémentarité et par alliances entre des gens radicaux, des élus, des associations, des juristes, etc. Et de recourir à un éventail large d’actions : que ce soit les manifestations, les pétitions, les grèves de la faim, etc. — et parfois, lorsqu’on est confronté à la violence de l’État, être prêt à y résister. En revanche, une stratégie offensive violente me paraît inefficace parce que le capitalisme se radicalise lui aussi et radicalise ses instruments de répression, s’assurant une supériorité dans le rapport de forces. Il a aussi largement la maîtrise de l’opinion publique, par ses médias, et peut, en cas de violence d’une partie de la société civile, projeter à l’opinion publique une vision très négative de cette violence. En même temps, l’exemple des Gilets Jaunes montre que l’exercice d’une violence de la part de manifestants peut imposer un rapport de force…. Sur ce point, ma position n’est donc pas totalement arrêtée. Dans le cadre des Gilets Jaunes, il y avait un vrai mouvement de masse. La question de la violence est à mon sens une question de tactique politique plus que de principe.

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Vous trouverez sur ce site les interviews réalisées par les étudiants en M1 à l'IJBA dans le cadre des Tribunes de la Presse de Bordeaux