Gilles Clément : “Le jardin en mouvement est un mode de gestion écologique”
Propos recueillis par Athéna Salhi et Noa Roche
Jardinier-paysagiste et “terroriste, selon la darmanisation du vocabulaire” pour son idée d’un mode de vie contre la consommation, Gilles Clément conçoit le jardin comme un espace “en mouvement”, dans lequel il faut “faire le plus possible avec, le moins possible contre”. Lors des 13ème éditions des Tribunes de la Presse, l’amoureux de la nature est revenu sur ses concepts. Rencontre.
Dans votre masterclasse « Un jardin, c’est l’enclos et le paradis » sur France Culture, vous évoquez le fait qu’on n’apprend pas à l’école à faire avec la biodiversité. Quelle en est la raison selon vous ?
Gilles Clément : Dans l’école où j’étais en tant qu’ingénieur horticole avant d’être paysagiste, il y avait de très bons enseignants. À cette époque-là, on bénéficiait d’un enseignement sur la botanique, et même aussi sur des insectes, sur les oiseaux…. Mais dans d’autres écoles dans lesquelles je suis intervenu plus tard, cet enseignement-là avait disparu, petit à petit, jusqu’à ce que ça n’existe pratiquement plus. Le nombre d’heures qui y sont consacrées aujourd’hui est ridicule, et c’est même interdit. Cela est en train de se rétablir un tout petit peu, mais cela prend beaucoup de temps. Nous sommes rentrés dans des modes de gestion de l’espace-temps qui ne sont pas du tout les mêmes, il faut toujours être performant, apprendre ce qui fait gagner le plus d’argent. Ce n’est pas la connaissance du vivant.
Qu’est-ce que vous entendez par le “dialogue avec le génie naturel ?” Ce dialogue est-il à la portée de tout un chacun ?
G.C. : Je pense que ce dialogue a toujours un peu existé avant qu’on ait eu accès à une sorte d’illusion de la maîtrise par la technologie, ce qui fait qu’on l’a abandonné. Mais les paysans d’autres fois — et même pas seulement eux — avaient une connaissance du vivant qui leur permettait de savoir ce qui pique, ce qui soigne… Ils avaient aussi des connaissances sur les échanges qui peuvent exister entre certaines plantes, au point d’avoir listé les plantes bénéfiques pour celles du potager à côté desquelles on les ajoutait, ou à l’inverse néfastes. C’est toujours valable et cela a été, enfin, scientifiquement démontré, et ne vient pas de nous, mais du génie naturel. C’est la coévolution. C’est-à-dire les relations existant entre les êtres vivants, qu’il s’agisse de plantes avec des animaux, des insectes, des micro-organismes et ainsi de suite, qui ont fini par établir des équilibres. Nous, par l’observation, nous pouvons essayer de comprendre cela. Quand je dis “dialoguer”, cela veut seulement dire avoir à peu près un accès à la compréhension, à ce qu’il se passe, et intervenir dans le bon sens, pas n’importe comment, en disant « Je vais enlever cette plante parce qu’elle n’est pas jolie ». Il faut d’abord savoir pourquoi elle est là, puis on verra. Tout le monde peut apprendre à faire cela.
Comment peut-on faire un vrai espace naturel en ville sachant que la biodiversité y est plus réduite qu’en forêt ? Peut-on vraiment développer un tel environnement là où on pense surtout économie et optimisation de l’espace ?
G.C. : Si on valorise la diversité non-humaine, on dit qu’il faut donner de la place à ces plantes et ces animaux. Sinon, si on n’est là que pour les jeux pour enfants, le tennis, le golf, on ne s’en préoccupe pas…et on n’acceptera l’idée qu’il y ait des espèces qui poussent toutes seules. Alors que pour avoir toute cette diversité, il faut pratiquement ne rien faire. Cependant beaucoup d’espèces ont besoin de lumière, les héliophiles : il faut alors intervenir sur une friche, de temps en temps, pour qu’elle ne devienne pas une forêt complète. Il faut à peu près 14 ans pour qu’il y ait une pré-forêt, une quarantaine d’années pour une forêt complète. À ce moment-là, on a une perte visuelle de la diversité. Les plantes qui meurent en dessous parce qu’elles ne sont plus du tout capables de vivre à cause du manque de lumière, existent sous forme de graines. Elles attendent jusqu’à ce qu’il y ait de nouveau une clairière qui se forme. Disons que le mode de gestion d’un espace laissé à lui-même pour avoir le plus d’espèces possibles animales et végétales est extrêmement léger. Tous les 10 ans, on intervient pour enlever un arbre ou deux.
Vous proposez l’idée d’un jardin « en mouvement » par rapport à un « jardin propre » : pouvez-vous nous expliquer cette idée ?
G.C. : La notion de jardin en mouvement vient d’une pratique, surtout à partir d’une observation. Si l’on veut garder cette diversité d’espèces dans le jardin, quand on ne connaît pas toujours bien les comportements, on accepte de garder aussi les espèces qui sont à cycle court en général : les annuelles, qui se déplacent et n’ont pas d’autre mode de reproduction que la graine, meurent après avoir fait leurs graines, qui germent plus loin. Quelquefois dans un endroit qui peut gêner. Quand la grande berce du Caucase, que j’aime beaucoup, est arrivée dans un passage que d’habitude je tondais toujours, je me suis dit « Non, je vais la garder, je change mon chemin ». Comme elle est très forte, elle arrive à modifier le paysage, ce qui change l’architecture du jardin d’une année sur l’autre, et c’est ainsi pour toutes les espèces à cycle court.
Comment fait-on alors pour convaincre les institutions de faire un jardin « en mouvement » et pas un jardin « propre » ?
G.C. : C’est seulement à partir du moment où les institutions qui sont les commanditaires, ou les jardins, ou les gestionnaires du jardin, ont d’abord compris ce qu’on leur explique, et l’acceptent, qu’on les convainc. Parfois ça ne fonctionne pas, mais cela fonctionne tout de même de plus en plus souvent. De plus en plus de responsables comprennent bien que l’on a besoin de toute cette diversité.
Pensez-vous que seuls les paysagistes sont à même de remettre la nature dans la ville ?
G.C. : Pas du tout, tout le monde peut le faire. Il suffit d’accepter. On n’est pas obligé de taper sur un insecte pour le tuer chaque fois qu’on en voit un parce qu’on a peur. Il suffit de ne pas avoir peur. La stratégie de la peur est tragique, parce qu’on nous oblige à acheter des produits qui tuent des arbres, etc. Il faut arrêter.
Cette volonté de replacer la biodiversité au cœur de la ville est-elle antinomique avec le travail des architectes ?
G.C. : Il n’y a pas suffisamment de puissance à partir du monde végétal pour venir effacer une architecture. On n’enlève pas la Tour Eiffel comme ça ! Des petits bâtiments peut-être. Mais ce n’est pas parce que visuellement ils sont effacés qu’ils sont détruits.
Vous interveniez aux Tribunes de la presse pour une conférence nommée “Aux arbres, citoyens ! Une passion ambiguë ?” Quelle forme prend cette ambivalence ?
G.C. : Pour moi ce n’est pas ambigu. Nous avons besoin des arbres. Nous vivons avec et il est très dur de s’en passer. On doit les protéger, ne pas essayer d’en faire des objets architecturaux en les taillant, en les massacrant. L’arbre est vivant, il ne sert pas uniquement à faire des meubles, même s’il est bien gentil de nous donner du bois pour fabriquer des objets.
Si les arbres pouvaient s’exprimer, que diraient — ils à propos de l’homme ?
G.C. : Je ne sais pas trop ce qu’un arbre dirait, mais ils sont là pour nous aider. Nous tous, animaux humains et non-humains. “Il ne faudrait pas que ces animaux là tout autour exagèrent en nous décimant et en nous cassant. On vous en donne un bout, mais ne prenez pas tout.”
Quel rôle joue l’arbre dans votre travail de paysagiste ?
G.C. : Son rôle est fondamental parce qu’il est un des composants de l’espace qui a le plus de chance de créer la profondeur, l’architecture. Dans le temps évidemment ça n’est pas toujours de la même taille. Mais cela est très important. Plus il y a d’obstacles dans la perspective, plus on a l’impression que le paysage est profond. Les arbres créent le mystère et la profondeur.
Comment le jardin en mouvement peut-il contribuer à la transition écologique ?
G.C. : Le jardin en mouvement est en soi un mode de gestion écologique. Il n’a donc pas besoin d’aller plus loin, il est écologique car il accepte toute la diversité.
Vous avez également créé le concept de « tiers paysage », pouvez-vous l’expliquer en quelques mots ?
G.C. : Cette notion vient d’une analyse autour du Lac de Vassivière dans le Limousin. J’y ai vu un paysage binaire entre la forêt et la clairière. Une forêt monospécifique, avec du Douglas [une espèce de conifère] et une clairière pâturée. Mais dans ces deux milieux, il n’y avait pratiquement pas de diversité en dehors des arbres et de l’herbe, très peu d’espèces. Tout étant occupé par les humains du point de vue de la gestion. En revanche, je rencontre énormément d’espèces là où les humains n’interviennent pas : fossés, bords de rivières, sommets, toutes sortes d’espaces qui sont abandonnés. Alors je dis que la richesse est là, dans les friches, là où l’homme ne va pas. Le troisième, ou tiers paysage paysage est celui de la diversité. C’est une référence au Tiers état lors de la Révolution française. Le Tiers état, représente tous ceux qui n’ont pas le pouvoir, mais c’est la diversité. Si on regarde cette diversité comme étant un trésor, nous avons besoin d’elle et devons la protéger.
Comment cette idée peut-elle se concrétiser ?
G.C. : Le tiers paysage est territoire d’accueil à la diversité chassée partout ailleurs, donc forcément, c’est riche, et on peut le développer à partir du moment où dans certains espaces urbains ou péri-urbains voire même ruraux, on décide de ne rien faire. On laisse venir les plantes et les animaux, cela se fera très lentement mais réellement. C’est concret, il suffit de le décider mais dire que c’est voulu et que c’est important. Quelques fois même, scénographier la périphérie de ces espaces, comme si on en faisait un tableau, en disant : “Ça n’est pas un terrain abandonné, c’est quelque chose que l’on désire”.
Dans votre masterclass, vous évoquez la communication entre les plantes et leur réaction aux sons. Comment la pollution sonore en ville peut-elle avoir un impact sur les végétaux ?
G.C. : Nous manquons beaucoup de données. Il y a manifestement beaucoup de plantes qui supportent cette pollution sonore. Il existe toute une liste d’arbres connus pour ne pas être trop malheureux dans nos villes, mais certains ne le supportent pas. Les modes de communication entre les végétaux sont beaucoup plus subtils qu’on ne l’imagine et malheureusement, nous commençons seulement à étudier ces échanges électriques, magnétiques et chimiques. Il est difficile de savoir comment ça fonctionne. Par exemple, certains arbres sont “timides” entre eux — généralement d’une même espèce et du même âge –, et sont proches les uns des autres mais leurs feuillages ne se touchent pas. Cela veut dire qu’ils communiquent, mais pour quelle raison ? C’est difficile à dire.
Certaines espèces, en dehors des considérations sonores, ont-elles du mal à se développer en ville ?
G.C. : Toutes les espèces qui ont un feuillage persistant. Aussi celles qui sont assez basses, comme les buissons ou de petits arbres. Elles souffrent d’une particule qui vient de la matière des pots d’échappement des voitures, qui se colle sur leurs pores, qui font partie de la respiration du feuillage. Les végétaux à feuillage caducs tiennent mieux parce qu’ils perdent leurs feuilles en fin de saison, et elles repoussent au printemps.
Quel est votre arbre préféré et pourquoi ?
G.C. : C’est une question terriblement difficile ! Je suis incapable de répondre réellement parce que j’aime toutes les plantes. Je pourrais évoquer des arbres avec des feuillages très beaux en automne comme le Ginkgo biloba. Mais cela ne vient rien dire par rapport à la liste fantastique !
Si vous deviez être une plante, laquelle seriez-vous ? Pourquoi ?
G.C. : Je pourrais vous en faire une liste… Cela dépend du contexte, l’écosystème. Si je prends une plante et que je la mets dans un autre contexte elle sera moins attractive.
Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
G.C. : La seule chose que j’ajouterai, c’est qu’il faut qu’on arrive à être dans une situation d’humilité par rapport au monde végétal voire animal pour accéder au génie naturel, à ce qu’ils ont inventé au cours des millénaires, pour les comprendre et les respecter. Cela demande beaucoup de pédagogie et de patience.