Gilles Boeuf : « Je compte sur l’émerveillement de l’humain sur le vivant »
Qui sommes-nous, humains ? Gilles Boeuf, écologue et ancien président du muséum national d’histoire naturelle à Paris, invite à renouer avec la Nature, celle que l’Homme détruit depuis plusieurs décennies ; le début de ce qu’il nomme “l’Anthropocène”. Entretien.
Pourriez-vous présenter le concept, assez controversé, d’Anthropocène et quelle est votre position vis-à-vis de ce concept ?
Gilles Boeuf : Selon Paul Josef Crutzen, lauréat du prix Nobel de chimie de 1995, l’Anthropocène est une nouvelle ère géologique où le principal moteur de tous les changements est la présence de l’humain. Quand je découvre ce concept en 2009, cela me bouleverse. Entendez-bien : parmi toutes les espèces vivantes, les 28 milliards de poulets, les 1,3 milliards de vaches, les 4 milliards de cochons et tous les végétaux, l’espèce humaine est celle qui a l’influence la plus importante sur le système-terre ! Mais n’en soyons pas si fiers. L’humain fait des choses que les animaux ne feraient jamais. D’ailleurs, je hurle aujourd’hui, quand je vois des humains qui font des horreurs et dont on dit qu’ils ont un comportement animal !
Il existe plusieurs théories concernant le début de l’anthropocène. Une première hypothèse serait la révolution industrielle : James Watt invente la machine à vapeur, il conçoit la première locomotive et du jour au lendemain, nous avons besoin de charbon et de pétrole. Puis, il a fallu attendre plus de 100 ans pour que nous questionnons l’impact des produits de la combustion du charbon et du pétrole sur la Terre. Selon la deuxième hypothèse, le début se place il y a 12 000 ans, lorsque l’humain se sédentarise et invente l’agriculture et l’élevage. La dernière hypothèse, celle que je préfère, place le début de l’anthropocène à la création de la bombe atomique. En 1945, l’humain, par sa technologie, invente l’arme nucléaire, capable de détruire son environnement à grande échelle.
Avec le concept d’anthropocène, nous parlons de l’Homme avec un grand H. Pourtant, les effets néfastes que nous détectons sont le fait d’une petite portion de cette humanité. Que désigne vraiment le “nous” dans le concept d’anthropocène ?
G. B. : Certes, si je compare aujourd’hui la pression sur l’environnement d’un homme du Zimbabwe qui ne vit que 46 ans avec celui d’un européen occidental, on observe un gros déséquilibre. Cependant, ce n’est pas l’individu qu’il faut regarder mais la masse. Aujourd’hui, 700 millions de femmes en Afrique coupent du bois tous les jours pour chauffer leur eau et ont un impact terrible sur l’environnement. Mais individuellement, chacune d’entre elles est beaucoup moins impactante qu’un européen. Et Il est vrai que les plus riches ont une responsabilité plus grande dans la crise écologique.
D’autres facteurs sont à prendre en considération cependant, et le rapport à la nature en est un. Par exemple, si l’on observe que le vivant disparaît à peu près dans tous les milieux, c’est bien moins le cas dans les territoires gérés par des populations autochtones. Et cela, parce qu’elles font plus attention et contrôlent davantage leur démographie. En Colombie par exemple, les Kogi n’ont jamais laissé leur population exploser numériquement.
Vous n’êtes donc pas un grand défenseur du concept d’Anthropocène. Que pensez-vous des concepts de Capitalocène et d’Androcène ?
G. B. : Le capitalisme, pour moi, ne peut pas perdurer comme il est aujourd’hui. Sans encadrement, du moins. Il a créé des immensément riches alors que pourtant, le premier Objectif de Développement Durable (ODD) des Nations Unies était d’éradiquer la pauvreté. Je peux concevoir un capitalisme qui crée de la richesse équitablement redistribuée. A la seule condition que les profits ne se fassent pas au détriment du vivant, par sa destruction ou sa surexploitation. Nous ne pouvons pas envisager une croissance infinie sur une planète finie.
Concernant l’Androcène…,nous avons tué la moitié des éléphants et des girafes en 50 ans. Et ce ne sont pas les femmes qui en sont responsables ! Lorsque l’on regarde dans les collections du muséum d’histoire naturelle, et que l’on découvre l’ensemble des animaux abattus par les présidents de la République, c’est effrayant ! Quand je dis que l’humain souvent détruit tout, je parle en vérité de l’homme, avec un petit “h”.
Existe-t-il des leviers pour contenir l’impact de l’activité humaine sur le vivant ?
G. B. : Je vais vous surprendre mais pour moi, il y a quatre piliers pour nous en sortir : la science, la politique, la société civile — ONG et citoyens — et enfin, les entreprises. La MAIF, par exemple, n’est pas une entreprise qui ne cherche qu’à faire du profit. Elle cherche à créer de l’emploi, sans jamais détruire l’environnement.
Et pour les entreprises qui vendent des biens ?
G. B. : Prenons le cas d’Hermès, qui, tout en ayant deux activités : le cuir et la soie, a compris que si l’on consommait sans réfléchir, cela nuirait à son activité. Quel va être le cuir que nous aurons dans 5 ou 10 ans ? Est-ce que nous allons continuer à élever des vaches ? Si oui, dans quelques conditions ? Les papillons de nuit, comment les élève-t-on ?… Ce sont de telles questions que la marque se pose réellement. Après, il ne faut pas oublier non plus qu’elle a les moyens de se les poser. Et puis, je ne parle pas ici d’entreprises comme Monsanto, on est bien d’accord…
Vous citiez la “politique” comme l’un des piliers surmonter la crise, mais pensez-vous que l’État, le gouvernement, sont à la hauteur de l’enjeu écologique ?
G. B. : Non, et le gouvernement est justement attaqué pour inaction contre le dérèglement climatique. Notre président ne fait rien pour le climat, même si j’y ai cru au début. Certes, il y a eu des initiatives intéressantes. La convention citoyenne pour le climat par exemple, c’était génial comme idée. Mais de quoi avons-nous accouché ? C’est comme le “Grenelle” mis en place par Nicolas Sarkozy : plein d’engouement, plusieurs lois, mais aucun décret d’application ! Quels que soient les gouvernements, qu’ils soient de gauche ou de droite, ils ont fait de leur ministre de l’environnement une variable d’ajustement. Je suis un scientifique, moi. Le politique est là pour prendre des décisions et le scientifique se doit seulement de les éclairer.
Mais si le rôle des experts est de conseiller les politiques pour prendre des décisions qu’ils ne prennent pas, sur qui pouvons-nous compter pour changer les choses ?
G. B. : Sur les citoyens et les ONG. Il faudrait une formation scientifique pour tout le monde. Pour ma part, je suis contre l’écologie politique. Il faut que l’écologie soit partout et pas seulement dans certains partis. Je compte aussi sur l’émerveillement de l’humain sur le vivant. Aujourd’hui, une petite fille n’a plus le droit d’élever des grenouilles, cela est interdit par la loi. Pourtant, ce n’est que du naturalisme ! L’intérêt pour elle de se fasciner pour le vivant, avec tout l’émerveillement qui l’accompagne, est essentiel. Or, si l’on réfléchit, qui a réellement tué les grenouilles ? Ce ne sont pas les petites filles. Ce sont les pesticides dans les mares et les parkings par-dessus !
Peut-on miser sur les sciences, sur l’innovation, pour nous sauver ?
G. B. : On ne peut sûrement pas miser que sur la technologie. Mais la connaissance scientifique ne peut qu’aider. Mais nous ne pouvons pas miser uniquement dessus et attendre qu’elle trouve la solution. Je ne suis pas “scientiste”. Mes solutions ? on arrête de détruire, de surexploiter. La pire des actions, ça serait l’inaction. Il ne faut surtout pas rester sans rien faire. L’homme a tellement changé son environnement qu’aujourd’hui, la seule façon d’y remédier est de trouver un système de profonde transformation radicale. Quand ça concerne un virus, nous appelons cela une métamorphose. Donc, je prône la métamorphose.