Frédéric Filloux : “Nous sommes dans un système qui ne va pas aller en s’améliorant”
Propos recueillis par Maxime Asseo et Hugo Bouët
15/12/2020
Fondateur du quotidien gratuit 20 Minutes, ex-journaliste à Libération, chercheur résident à Stanford, entrepreneur dans la tech et professeur à Sciences-po, Frédéric Filloux s’indigne de l’importance des réseaux sociaux dans la prolifération des fake news et des théories du complot : une véritable menace démocratique. Explications.
Comment expliquez-vous le développement des fake news ? Est-il imputable à la montée du populisme dans le monde, à la perte de légitimité des élites et des institutions, ou comme le dit le sociologue Gérald Bronner, nous aurions une disposition à la crédulité ?
Frédéric Filloux : C’est un peu tout ça finalement. Le recul démocratique est absolument indissociable du concept de fake news. De plus, la mécanique de viralité des réseaux sociaux contribue largement à leur prolifération. Ces plateformes peuvent être vues comme un avantage démocratique avec des attributs tout à fait positifs comme l’accès à la parole pour chacun, mais en réalité elles participent davantage à la dissémination à grande échelle de fake news. Aujourd’hui n’importe qui peut avoir un compte Twitter, ouvrir un blog, avoir une chaîne Youtube. Si une personne mal intentionnée sait faire vibrer certaines cordes, son discours a de fortes chances d’être entendu.
Les fake news sont aussi vieilles que le journalisme mais l’élection de Donald Trump en 2016 apparaît comme le “patient zéro” de leur prolifération. La campagne électorale du candidat républicain a été conçue pour tirer profit des réseaux sociaux. Facebook avait des consultants qui travaillaient pour le camp Trump, Hillary Clinton ayant décliné l’offre. Brad Parscale, responsable numérique de la campagne du président, a investi énormément d’argent comprenant très tôt la viralité des réseaux sociaux mais aussi celle des fake news. Il a été soutenu par un puissant réseau de pourvoyeurs d’infox, soit des médias d’extrême-droite, soit de tout petits groupes ou même des individus.
La frontière entre la propagande politique, la mauvaise foi politicienne et la fake news pure et dure est assez floue. Donald Trump a basé sa présidence sur des mensonges relayés sur les réseaux sociaux. Sa conseillère Kelly Anne Conway a même inventé la notion étrange de « faits alternatifs », autrement dit, le détournement de la vérité. Cette distorsion systématique a été au contre de la communication présidentielle avec le recours massif du président à Twitter.
Pour résumer, le populisme incarné par Trump et d’autres dirigeants a été un facteur déterminant de prolifération des fake news. Il a surfé sur la viralité des réseaux sociaux, dans un contexte de défiance vis-à-vis des médias et des élites. Même si la situation n’est pas comparable, nous avons en France une remise en question des médias, de l’existence démocratique et du fait démocratique. On assiste actuellement à une prolifération des théories complotistes. Le documentaire Hold Up en est le parfait exemple. Il est très intéressant de voir comment les codes du documentaire à la Netflix ont été repris pour finalement balancer des tombereaux de “bullshit”.
Justement Hold Up a été vu des millions de fois. Comment expliquer que ce documentaire ait rencontré un tel succès ?
F.F. : Il faut relativiser ce succès. Il a été vu par beaucoup de gens qui voulaient simplement avoir une idée de ce que c’était. Il serait plutôt intéressant de voir combien de personnes adhèrent aux idées partagées par ce documentaire. Une élève de Sciences Po me disait que sa sœur, médecin, était sensible à des éléments mis en avant dans ce documentaire. Cela démontre que ces thèses touchent toutes les catégories de la société. Des gens relativement instruits peuvent aussi se dire “On ne nous dit pas tout”. Je trouve ça absolument effrayant.
Finalement, instruites ou non, des personnes vont adhérer aux théories alternatives parce qu’on ne peut pas leur prouver le contraire ?
F.F. : Exactement. Vous ne pouvez pas prouver que ce virus n’a pas été fait dans un laboratoire. Même si vous montrez des dizaines d’études épidémiologiques qui démontrent qu’il y a très fréquemment un transfert de virus de la nature vers l’homme, que tout cela est confirmé par la génétique, certains restent persuadés que la Covid-19 vient d’un laboratoire. La grande phrase des adhérents aux théories du complot c’est “En fait, on n’en sait rien”. Le discours rationnel a très peu de prise par rapport à cela. Des gens vont continuer de réfuter parce qu’ils rejettent le système dans sa globalité, y compris le discours scientifique. Ce rejet est concentré sur l’extrême-droite et l’extrême-gauche, d’ailleurs.
Comment les réseaux sociaux alimentent les fake news dans ce contexte de colère populaire ?
F.F. : De manière générale, il y a un effet de prisme extrêmement important : les théories du complot, les fake news et surtout le système des réseaux sociaux favorisent l’outrance verbale, les excès, la caricature et la colère. Sur Twitter, si vous faites un tweet assez modéré, il aura moins de chance d’être liké, ou retweeté par rapport à un tweet à l’emporte-pièce. L’algorithme du réseau social fonctionne de cette manière.
Aux États-Unis, on dit souvent que Facebook repose sur une monétisation de la colère populaire. Les pages les plus virales sont celles qui comportent une charge émotionnelle forte avec des termes puissants souvent utilisés dans les théories du complot et les fake news. Grâce à son algorithme, Facebook va mettre en avant ces pages avec des messages plus violents, qui exciteront un plus large public. C’est comme ça que ça marche. Le réseau social n’a pas intérêt à réduire le flot de fausses informations, car est associée à ce flot, une viralité dont dépend son business modèle. Un système très pernicieux ! C’est pour cela que les fake news ont de beaux jours devant elles.
En plus de cela, au nom de la liberté d’expression, Facebook refuse de fact-checker la publicité politique. Selon leurs mots, ils n’ont pas à être les arbitres de la vérité. C’est absolument hallucinant. Je suis choqué qu’une entreprise ayant deux milliards et demi d’utilisateurs puisse à ce point se montrer aussi cynique dans le renoncement à ses responsabilités. Nous sommes dans un système qui ne va pas aller en s’améliorant.
Serait-il alors possible de limiter les fake news sur les réseaux sociaux sans limiter la liberté d’expression ?
F.F. : Il faut trouver la bonne équation. Le fact checking sur Facebook fonctionne de la manière suivante : des utilisateurs, des journalistes ou des fact-checkeurs vont dire attention danger, là il y probablement une fausse information. Facebook va alors la transmettre à des fact checkeurs externes qui collaborent avec la plateforme. Si l’information est fausse, ils vont annoter la publication d’un label expliquant qu’il s’agit d’une fake news. L’algorithme va « dégrader » cette information qui n’apparaitra plus dans les newsfeeds de chacun. L’ennui est que Facebook n’informe pas ceux qui ont liké ou partagé cette information qu’elle était fausse. C’est comme si un supermarché retirait un lot de jus d’orange toxique sans prévenir ceux qui l’ont acheté !
Mais les réseaux sociaux constituent un énorme canal de l’ordre de 100 millions d’informations par jour. Plusieurs millions peuvent être candidates à la vérification et parmi celles-ci, des dizaines de milliers ont un potentiel viral. Bémol, la capacité de vérification des fact checkeurs dans le monde est d’environ 250 par jour. Cela équivaut à dépolluer l’eau de Gange un verre à la fois. Il va falloir qu’on augmente considérablement la capacité des fact checkeurs manuels, d’un facteur de 10 ou de 100, pour vérifier l’information.
Les États ont-ils la capacité de limiter le flux d’information sur les réseaux sociaux ?
F.F. : La réponse est non. Les États n’ont pas suffisamment de pouvoir, de compétences et de moyens. L’Union Européenne et le département américain de la justice ont un train de retard par rapport aux fakes news. Les régulateurs sont limités par leur incompétence et par leur bureaucratie pachydermique. Cela vaut pour la limitation des fake news comme pour les tentatives de contrer les abus de position dominante. Il leur a fallu des années avant d’instruire une action en justice contre ces plateformes alors que le Wall Street Journal les avait dénoncées à maintes reprises au cours des deux dernières années en faisant un travail journalistique assez lourd, mais avec, au final peu de moyens. Songez que la commissaire à la concurrence, Margrethe Vestager a un staff de 1000 personnes avec elle ! Que font-elles ?
Je pense qu’une des premières préconisations que l’on pourrait envisager serait de mettre à la disposition des États, des gens payés par les gouvernements qui soient extrêmement compétents en science de l’informatique et en data science.
Si les États ont un pouvoir limité, la solution se trouve certainement dans l’éducation. Dans ce cas, comment mieux éduquer les jeunes à aller vers une information vérifiée, comment leur apprendre à démêler le vrai du faux ?
F.F. : Il faut enseigner à l’école, dès le plus jeune âge, ce qu’est une information, au même titre qu’on apprend les maths ou les langues étrangères. Leur faire comprendre que les faits possèdent des attributs de vérifiabilité, de recoupement, de contradiction, de capacité d’un tiers à trouver les références qui vont confirmer ces faits. L’apprentissage d’un travail de vérification ne concerne pas uniquement les journalistes mais tout le monde. De plus, il faut enseigner aux jeunes gens à appréhender une fake news, comprendre comment elle est construite et expliquer qu’une information de qualité peut être orientée politiquement.
Est-ce possible d’allier des outils comme Deepnews.ai que vous avez créé avec le fact checking manuel ?
F.F. : Si une équipe déterminée de gens malins et mal intentionnés décide de produire un flux d’informations fausses, elle parviendra à tromper n’importe quel algorithme. On peut utiliser le principe du sandwich qui consiste à placer une fausse information au milieu d’autres vraies ou exploiter tout ce qui est du domaine du plausible, de la confusion, de l’invérifiable, de la suggestion. Dans un premier temps, on a donc besoin d’avoir des outils automatisés, comme les algorithmes, pour filtrer les informations qui mériteraient d’être vérifiées. Par la suite, les fact-checkeurs feront un travail manuel. Ils s’occuperont de la vérification.
Pour revenir à Deepnews.ai, je fais une analogie. Faute d’avoir un système intelligent qui va vérifier l’information, on prend un tas de déchet métalliques, et nous, on essaye de construire l’aimant qui sera capable de faire ressortir les métaux précieux. Concrètement, on ne crée pas un détecteur de fake news, on construit un algorithme, basé sur de l’intelligence artificielle, capable de faire remonter l’information de qualité.