Flore Vasseur : « Les politiques ne décideront pas de s’attaquer au climat si nous ne considérons pas que cela est prioritaire »
Quelques semaines après la sortie de son film documentaire Bigger than us, la journaliste et écrivaine française Flore Vasseur revient sur les combats qui l’animent. Écologie, politique et médias… Elle raconte son engagement pour réinventer une histoire commune.
Propos recueillis par Sarah Khorchi et Candice Mazaud-Tomasic
Dans votre film documentaire Bigger than us, vous mettez en lumière une jeunesse engagée porteuse de beaucoup d’espoir et très impliquée dans la cause écologique. Comment réconcilier, selon vous, les questions environnementales avec la politique d’une façon générale ? L’engagement écologique doit-il forcément passer par un engagement politique ?
Flore Vasseur : Il existe différentes façons de contraindre le politique à passer à l’action. On peut regarder ce qu’a réussi à faire l’initiative « L’Affaire du Siècle », qui a contraint de façon juridique le politique. Les politiques ne décideront pas de s’attaquer au climat si nous, nous ne considérons pas que cela est prioritaire. J’adore une phrase d’Adélaïde Charlier (ndlr : militante écologiste belge, cofondatrice du mouvement Youth for Climate en Belgique) : « Les politiques, c’est des followers ». Si on impose cette lutte dans nos pratiques, si nos comportements changent, le politique se dira « J’ai intérêt à le faire », puisqu’il ne vise qu’une chose : l’élection. S’il ne satisfait pas sa base électorale, il n’est pas élu. Mais c’est à la base électorale de dire ce qu’elle veut. Si nous sommes désactivés, ce qui est le cas aujourd’hui, si nous sommes pétrifiés de peur, les politiques font exactement ce qu’ils veulent. Et le système perdure. L’inaction des politiques ne changera pas tant que la société restera inactive.
Vous revenez dans beaucoup de vos travaux sur la puissance des lobbys. Vous vous êtes, entre autres, intéressée au groupe Bilderberg, aux liens entre médias, finances et politique. Vous faites le constat presque à chaque fois d’une société minée par la recherche de profit et de pouvoir. À la lumière de toutes vos enquêtes, pourrait-il exister une sorte de lobby du bien commun, complètement désintéressé ?
F. V. : Ce changement de culture très important est à faire. Toutes les solutions pour le changement climatique sont déjà sur la table. Mon film ne porte pas sur le changement climatique, mais sur ses conséquences sur les populations, en termes de migration, de sécurité alimentaire ou encore d’éducation des filles. Ce qui manque ? La foi d’y aller, une représentation positive de ce changement-là. En fait, ce qu’il nous faut, c’est une narration. Tant que nous n’avons pas cette narration, nous n’y arriverons pas. Cette histoire de lobby est plus que ça, il s’agit d’un changement culturel. Le problème vient de sa lenteur, il est très lent. Donc la question maintenant c’est « a-t-on encore le temps ? ».
En juillet 2018, l’Assemblée nationale a promulgué une loi sur le secret des affaires. Des journalistes peuvent être condamnés s’ils divulguent des informations jugées secrètes par une entreprise. Des syndicats de journalistes ont dénoncé une loi liberticide pour la presse. Vous qui avez travaillé sur les lanceurs d’alertes et avez réalisé un documentaire sur Edward Snowden, pensez-vous que le travail d’enquête du journaliste soit aujourd’hui menacé en France ?
F. V. : Bien sûr. On dit que la France est le pays des droits de l’Homme et des Lumières, mais il faut regarder les statistiques. Sur le classement de Reporters sans frontières, on dégringole chaque année. Actuellement, nous sommes à la 34ème place. Effectivement, la presse est tenue par des grands industriels qui n’ont pas intérêt à ce que leur business s’arrête. Il fonctionne très bien sur une société qui est totalement désactivée et qui se conforme à une espèce d’injonction dominante, à la fois poussée par les industriels, les politiques et les médias. Tant qu’on ne casse pas cette trilogie, il est difficile de sortir de ce fameux discours dominant. En 2018, la loi est venue entraver un peu plus ce qu’il restait de liberté.
Les médias subissent une double crise. Ils sont à la recherche d’un modèle économique viable, mais aussi confrontés à une défiance vis-à-vis du public, qui s’est accrue notamment avec le mouvement des Gilets Jaunes et la crise sanitaire. Quel regard portez-vous sur le journalisme dans notre pays ?
F. V. : D’abord, je veux distinguer les médias et les journalistes. Distinguer le système et les individus. Je ne connais pas un journaliste heureux aujourd’hui. Certains restent illusionnés et boursouflés d’égo parce qu’ils appartiennent à de grandes chaînes. Beaucoup sont malheureux parce qu’ils ne sont pas capables de faire leur métier. Nous choisissions ce métier parce que nous sommes curieux, parce que nous voulons bouffer le monde, le découvrir, l’embellir et l’aider. Aujourd’hui, tout ce travail-là n’a pas de place. Ou très peu, dans des médias alternatifs, militants, eux-mêmes dans une certaine précarité. Il est extrêmement difficile de faire ce métier en alignement avec soi et de manière cohérente. On est sans arrêt tiraillé entre nos convictions et la nécessité de manger. Il y a cette phrase dans mon film : « Tant que l’humanité privilégiera le confort plutôt que l’humanité, on restera dans cette difficulté ». Les citoyens ne sont pas dupes de la manipulation. Ils sont exposés et se rebellent parce qu’ils comprennent qu’on les manipule avec un discours. Le problème est de mettre tout le monde dans le même sac. De ne pas distinguer et discréditer l’ensemble d’une profession parce qu’effectivement une majorité, par soumission ou intérêt, souscrit à ce genre de pratique. Je suis convaincue que le métier de journaliste reste tout de même l’un des plus beaux métiers du monde. Mais la question demeure « où et comment peut-on l’exercer ? ».
En 2013, vous publiez le roman En bande organisée. Vous mettez en scène des anciens camarades d’HEC. Vous y dénoncez la puissance des élites en France. Votre ouvrage a presque huit ans. Quel constat faites-vous, en 2021, de cette déconnexion des élites en France ?
F. V. : Ce livre était relativement annonciateur. Il évoquait l’ascension au pouvoir des HEC, et c’est ce qu’il s’est passé avec Macron. La finance et le pouvoir des affaires ont pris le pouvoir. Ils sont hyperconnectés à leurs intérêts, mais pas à l’intérêt général. Cet ouvrage était totalement juste.
En pleine période d’élection, nous nageons encore dans cette ère de post-vérité, où l’émotion et l’opinion priment sur les faits. Une tendance qui se déploie sur les réseaux sociaux. Cette liberté d’expression devrait-elle être davantage régulée pour éviter des dérives complotistes par exemple ? Si oui, comment ?
F. V. : Un vaste sujet ! On flique le journaliste, on laisse n’importe quoi s’exprimer sur les réseaux, on assiste à une absence de médiation entre une opinion et une réalité. Le rôle d’un rédacteur était de servir de filtre. Aujourd’hui, il n’y a plus de filtre. Je suis absolument sûre que les réseaux sociaux ne sont pas là pour promouvoir la liberté d’expression. C’est une hérésie de considérer cela. Les gens qui défendent les réseaux sociaux au nom de la liberté d’expression n’ont proprement rien compris à la fonction et à la finalité d’un réseau social. Le réseau social est là pour comprendre ce que vous avez dans le crâne et vous vendre le maximum de choses qui vont faire que vous allez être plus consommateur. C’est l’aspect business. Concernant le domaine des idées, nous l’avons vu avec Trump. Il va se passer la même chose cette année. Sauf que ce n’est pas Trump, mais Zemmour. Selon moi, s’exprimer sur un réseau social, ce n’est pas exprimer sa liberté d’expression, mais plutôt donner du combustible à une entreprise privée dont le but est de manipuler l’opinion. Les réseaux sociaux ne sont pas là pour la liberté d’expression. Ce qui est fou, c’est qu’on le fait croire. Le premier truc à dégommer, c’est cela. On en revient toujours à la question du récit dominant. Le récit dominant de l’action climatique a fait une vague sur un réseau social. Cela peut arriver, mais ça ne suffit pas à légitimer ce réseau social. Parce que cela a aussi légitimé tous les trolls, les fake news et le complotisme. Il faut savoir quelle histoire on souhaite raconter, quelle histoire on permet, quelle histoire on regarde.
Vous évoquez l’expression « système de valeurs » dans votre documentaire sur Edward Snowden. L’anthropologue Maurice Godelier emploie le terme d’ « idéel » pour définir le système de valeurs de représentations et de croyances d’une société, puissant levier pour dominer. Le système de valeurs aujourd’hui, comme vous l’avez dit vous-même, est d’ordre économique. Pensez-vous qu’il soit possible d’en changer ?
F. V. : Je suis en train de mener cette bataille. J’ai beaucoup essayé de la faire avec les adultes, mais ça ne fonctionne pas. Ce qui m’intéresse, ce sont les enfants et les jeunes, et ce qu’on leur met dans la tête. Les adultes, je ne pouvais pas passer du temps à essayer de les convaincre.