Elie Barnavi : « Une idéologie religieuse devient nuisible à partir du moment où elle a des prétentions politiques »

Les ITVs de l'IJBA
7 min readNov 11, 2021

Elie Barnavi réfléchit depuis longtemps aux relations entre pouvoir et religion. L’historien et ancien diplomate analyse cette thématique épineuse en France et alerte sur les dangers de la politisation des religions.

Propos recueillis par Paul Lonceint et Ysé Rieffel

Comment interprétez-vous le fait qu’en France, la plupart des porte-parole des communautés religieuses mettent les lois sacrées au-dessus de celles de la République ? Leurs arguments sont-ils audibles ?

Elie Barnavi : Si j’ai bien compris cette polémique, Monseigneur Éric de Moulins- Beaufort a dit quelque chose qui est évident pour quiconque connaît le fonctionnement de l’Église catholique. Le confessionnal fonctionne comme un sanctuaire. On peut dresser un parallèle avec le secret entre un médecin et son patient. Le prêtre ne peut pas raconter ce qu’il s’est dit dans le silence du confessionnal. Ce qu’a voulu dire le représentant catholique, c’est qu’il y a un domaine qui ne relève pas des lois de la République mais des relations entre prêtres et croyants. Un psychiatre ne va pas raconter dehors ce que dit un malade dans son cabinet. En revanche, s’il place effectivement le droit canon au-dessus des lois républicaines, c’est grave. Mais ce n’est pas l’interprétation que j’en fais.

Est-ce que vous comprenez que cela puisse entraîner des conflits entre les fidèles et les défenseurs des lois de la République?

E.B. : Dans le climat crispé qui est celui actuellement en France, je comprends ces envolées scandalisées de certains. C’est comme tout ce qui touche au rapport entre religion et État, chacun monte aux extrêmes et les nerfs y sont très sensibles. La formulation initiale de ce clerc pouvait choquer, mais il s’en est expliqué et je pense effectivement que sa formule était maladroite. La religion reste une question très épineuse en France et ce depuis longtemps. Je remonterais à l’affaire du foulard de Creil, qui a ouvert le grand débat sur la laïcité (NDLR : en octobre 1989, trois collégiennes refusent de retirer leur voile avant d’entrer en classe, déclenchant une polémique nationale. S’en sont suivi trois mois de débats intellectuels, politiques et médiatiques). Il y a un vrai problème. J’en ai fait l’expérience avec mon groupe de travail de Bruxelles, le musée de l’Europe. Je voulais monter une exposition sur le fait religieux à Paris, « Dieu(x), mode d’emploi ». Elle devait être organisée à l’Hôtel de Ville de Paris. Mon ami Bertrand Delanoë était alors maire. Au départ il était d’accord pour organiser l’évènement mais il s’est ravisé. En vérité, il a eu peur. C’est la première fois que je me suis aperçu de la tension que la question religieuse générait en France. On était alors en 2004. C’était une affaire douloureuse et extrêmement compliquée. Avec la vague d’attentats, cette spirale de violence a de nouveau amplifié les tensions autour de la question religieuse en France.

Comment analysez-vous l’emprise religieuse des talibans en Afghanistan?

E.B. : Une vraie catastrophe ! Le problème est complexe dans la mesure où l’invasion de l’Afghanistan par les Américains, rendue inévitable après les attentats du 11 septembre, a permis de chasser les talibans du pouvoir. Mais au lieu de repartir, ils sont restés avec l’illusion qu’ils allaient pouvoir transformer l’Afghanistan en une démocratie libérale moderne. Une erreur fondamentale. C’est impossible parce qu’il s’agit d’un pays tribal, extrêmement compliqué, enclavé et en même temps soumis à des influences extérieures avec le Pakistan, pays déterminé à garder l’Afghanistan comme protectorat de ses propres besoins stratégiques. Mais en même temps, les Américains ont permis l’épanouissement, surtout dans les villes et notamment à Kaboul, d’une véritable culture démocratique pour les femmes, pour l’éducation. Tout cela s’est effondré avec leur départ. Pourquoi ont- ils échoué ? L’Amérique n’a pas dans sa culture l’histoire des empires coloniaux comme les Britanniques et les Français. Ils ont voulu créer une armée à l’américaine, une administration à l’américaine. Ça n’a pas fonctionné et ils laissent derrière eux une véritable catastrophe. Par ailleurs, il n’y a pas seulement la question de l’oppression des talibans, il y a aussi le problème de la famine car l’économie s’effondre. Les Afghans sont partis pour des années de souffrance. Je ne vois pas d’issue pour bâtir une démocratie et se défaire du fondamentalisme. En revanche, ce que je peux voir, c’est la guerre civile qui se rallume car les Afghans ne supporteront pas les talibans longtemps.

A quel moment une idéologie religieuse devient-elle nuisible pour une nation et s’oppose-t-elle au fonctionnement d’une démocratie?

E.B. : Une idéologie religieuse devient nuisible à une nation à partir du moment où elle a des prétentions politiques. A partir du moment où elle s’organise politiquement et tente d’imposer sa vision du monde à la société toute entière. Si vous êtes un religieux fanatique mais que vous restez dans votre coin vous êtes inoffensif… Mais à partir du moment où vous rencontrez d’autres fanatiques et que vous vous organisez en réseau, cela devient problématique. J’appelle cela le fondamentalisme révolutionnaire.

Un an après l’assassinat de Samuel Paty, comment éduquer à la laïcité sans omettre les diversités religieuses?

E.B. : Dans les écoles françaises, il existe régulièrement des situations où des jeunes estiment que Samuel Paty méritait ce qui lui est arrivé. Il faut partir de très loin en remodelant toute l’éducation à la démocratie, à la tolérance. Il faut aussi commencer ce travail dans les familles, en cassant les ghettos. La politique identitaire de ces groupes se renforce pour atteindre une idéologie mortifère. Et cela atteint les plus jeunes très tôt, dans les quartiers, même avant l’école. Une fois arrivé à l’école, cela se reproduit. Comment lutter contre ce fléau ? Nous sommes très loin du compte. Il faudrait effectuer une refonte complète du programme scolaire, il y aurait un apprentissage des médias : comment consommer un journal ? Savoir comment utiliser les réseaux sociaux, quels sont les critères pour juger d’un fait….

Éduquer à la laïcité passe-t-il par l’enseignement de la religion?

E.B. : On doit enseigner le fait religieux à l’école mais de manière critique. Il faut d’abord que la théologie soit enseignée par des historiens et non par des hommes de religion, car cela est une catastrophe. De plus, il faut l’enseigner comme une matière critique comme une autre, avec des textes. Montrer qu’un texte sacré comme la Bible énonce des faits mais parfois aussi leur contraire. Cela doit donner aux enfants à réfléchir. Ils doivent se rendre compte que la foi est une chose, mais que la compréhension des phénomènes en est une autre. Il y a un travail d’exégèse avec eux, qui est fastidieux. Les élèves doivent apprendre les conditions de naissance d’une religion en faisant beaucoup d’Histoire. Les gamins déjà conquis par une idéologie n’ont pas vraiment d’idée de cela. Et beaucoup de professeurs non plus d’ailleurs.

Comment l’État en France peut faire pour qu’une religion ne dérive pas vers un terrorisme actif ?

E.B. : La France et l’Europe font ce qu’il faut mais rien n’est jamais hermétique. La police est faite pour ça, les enseignement généraux sont faits pour ça et l’éducation nationale est aussi faite pour ça. Il aurait fallu d’emblée imposer à ceux qui viennent sur le territoire français un pacte d’immigration: « Vous êtes les bienvenus chez nous mais comme partout il y a des règles à respecter. Telles sont nos règles et si vous ne les respectez pas vous n’êtes pas le bienvenu ». Quand on va chez quelqu’un, on se plie aux règles de la maison, c’est la moindre des choses. Ce langage n’a jamais été vraiment tenu et l’est de moins en moins. Et quand il l’est, c’est par l’extrême droite. Évidemment, il ne suffit pas de parler, il faut pouvoir assurer des moyens d’existence corrects, des logements corrects. Il y a beaucoup de choses à faire. L’immigration et l’intégration de masse ne sont jamais des affaires simples. Elles sont toujours créatrices de frustration et de conflits. Les conditions d’accueil sont à revoir. Toute immigration est un contrat qui doit être respecté des deux côtés. J’accueille l’autre avec respect et l’autre promet de s’intégrer. Un langage que l’on n’entend pas dans le discours politique français.

Pourquoi la question de la religion revient-elle toujours à l’aube des élections présidentielles?

E. B. : Cette question sensible intéresse les Français. Mais d’un autre côté, il y a des démagogues qui se servent de ce thème pour grappiller des électeurs. Quelqu’un comme Éric Zemmour n’existe pas sans ce discours anti-musulmans. Même s’il est vrai qu’il y a un réel problème d’intégration de certains immigrants, il reste normal que cela fasse partie du débat pour la campagne présidentielle. Le problème est que les bases du débat sont faussées. Si quelqu’un comme Zemmour agite le drapeau de la haine, il entraîne les autres vers sa radicalité. C’était déjà le fait de Le Pen avant. Un phénomène grave. Pas parce que Zemmour sera un jour Président de la République, je n’y crois pas, mais parce qu’il pollue le débat. Après ce qu’on appelait la lepénisation des esprits, il y a aujourd’hui une zemmourisation des esprits.

Quelles sont les marges de manœuvre pour des candidats qui ciblent des communautés religieuses tout en parlant à l’ensemble de la population ?

E.B. : La gauche française de manière générale a essayé de fuir la question identitaire. Si vous fuyez la question identitaire, elle s’impose à vous sous les auspices des discours de droite et extrême droite. On doit parler de l’identité en respectant l’histoire et de manière assez ouverte pour intégrer d’autres qui ne sont pas nés ici mais qui ont vocation à devenir français. Toute la difficulté est là. « La France est une personne », disait Jules Michelet. Un ensemble de civilisations qui était bâti d’une certaine manière avec des racines gréco-latines, romaines, musulmanes aussi. Il faut savoir que si l’on vient ici on s’intègre à un ensemble qui existe déjà, tout en apportant sa pierre à l’édifice. Le problème est de ne pas en faire quelque chose d’exclusif.

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