De Rambouillet à Somaliland, Dominique Roques sur la route du parfum

Les ITVs de l'IJBA
5 min readDec 7, 2023
Crédit :Zian Palau

Propos recueillis par Manon Kraemer, Zian Palau et Lili Pateman

Pendant 35 ans, Dominique Roques a parcouru le monde à la recherche d’essences pour approvisionner les palettes des parfumeurs. Sourceur passionné et écrivain depuis peu, il travaille à la lisière de deux mondes radicalement différents : celui des cultivateurs et celui de l’industrie de luxe.

« Être sourceur », qu’est-ce que cela veut dire ?

Dominique Roques : Dans la chaîne de l’industrie du parfum, le sourceur est celui qui doit nourrir la palette des parfumeurs en ingrédients. Il y a des sourceurs de produits chimiques mais moi, toute ma vie, j’ai fait partie des sourceurs de produits naturels. Nous ne sommes pas plus d’une quinzaine dans le monde.

Quels genres de produits recherche-t-il ?

D. R. : Il faut aller là où se trouvent les matières premières. Il y a environ 40 pays dans lesquels nous allons chercher approximativement 150 ingrédients différents, sous formes d’extraits, d’huiles essentielles, d’absolus ou de résinoïdes.

Quelle a été votre porte d’entrée dans le monde du parfum ?

D. R. : J’ai baigné dans une atmosphère de forêts et d’arbres avec ma famille. Quand j’ai fini l’École des Hautes Études Commerciales (HEC), j’ai décidé de devenir bûcheron, ce qui a renforcé mon lien, déjà très fort, avec la nature. Puis j’ai rencontré des gens dans les Landes qui avaient pour idée de distiller les aiguilles de pin pour faire des huiles essentielles. Ma vraie passion, ce sont les arbres à parfum.

De tous les parfums, lesquels ont retenu votre attention ?

D. R. : Le parfum qui m’a le plus marqué est celui des champs de ciste, une des plus fortes odeurs du règne végétal. Une odeur ambrée d’une puissance incroyable. Si je remonte à l’enfance, mon premier grand flash est le muguet. Nous habitions en face de la Forêt de Rambouillet et je reliais cette odeur au parfum de ma mère. Mais, si je dois parler de mon plus grand choc émotionnel, c’est la découverte de l’encens dans les montagnes du Somaliland. Le produit le plus ancien de la parfumerie.

Vous êtes à la jonction de deux mondes radicalement éloignés. Comment gère-t-on cette dissonance ?

D. R. : On parle d’une filière qui démarre d’une cueilleuse de jasmin en Inde pour aboutir à un flacon de parfum. Je me suis fait une mission de rapprocher ces deux mondes. L’essence de mon métier, est d’avoir à la fois la capacité de comprendre ce qu’il se passe dans un champ de jasmin et la capacité de tenir un discours raisonné aux marques. Pendant longtemps, l’industrie du parfum n’a pas reconnu les produits naturels à leur juste valeur bien que ce soient des produits de luxe. Par exemple, il faut un million de feuilles de roses cueillies à la main pour faire un kilo d’essence. Or, on ne veut pas reconnaître le luxe de quelque chose qui a été ramassé par des communautés gitanes.

L’éthique prend-elle aujourd’hui une place plus importante dans les métiers du parfum ?

D. R. : Ces dix dernières années, j’ai vu l’angoisse des fabricants de parfum monter. Pour se prémunir des attaques médiatiques éventuelles, ils créent des référentiels, font des audits et adhèrent à des labels. Ils ne le font pas par gaieté de cœur ou par charité.

Ces référentiels permettent-ils véritablement de changer quelque chose ?

D. R. : Les référentiels sont pertinents mais je me demande s’ils ne le sont pas trop. Ils sont animés des meilleures intentions du monde mais ils jettent un regard occidental. Je prends l’exemple du Somaliland, où personne ne va jamais. Qu’on veuille s’assurer que les femmes là-bas ne soient pas maltraitées, c’est une chose, qu’on projette dessus une grille occidentale avec salaire et nombre d’heures minimum, ça ne marche pas. Les femmes ne se posent pas ces questions, elles obéissent à des traditions et des règles qui nous échappent complètement. Il y a des réalités qui ne sont pas plaisantes mais l’industrie manque parfois d’humilité à l’heure de se lancer à l’assaut des bonnes causes.

Dans une interview pour RCF, vous abordez le cas de Gigi, à Madagascar, qui est passée d’un mode de vie très pauvre à l’une des figures de proue de la vanille malgache. L’industrie est-elle véritablement un moteur d’ascension sociale ?

D. R. : Gigi était une fille d’épicier et grâce à son travail, elle est devenue productrice. Il faut faire une distinction entre les cultivateurs et les producteurs. Ces derniers font partie de l’élite : à partir du moment où on possède une distillerie, on est quelqu’un qui est respecté et qui gagne sa vie. Je jette un regard très optimiste sur tout ça. Les producteurs font beaucoup de bien dans le pays, ils sont en contact avec la richesse du monde occidental. Il y a tellement de choses horribles qui se passent dans ces pays, mais le parfum, partout où il est implanté, diffuse de la richesse. La question qui reste est le sort des paysans.

Vous êtes sourceur, mais aussi auteur. Vous avez publié deux ouvrages : Cueilleur d’essences (2021) et Le parfum des forêts (2023). Que cherchez -vous à transmettre ?

D. R. : Je n’ai pas toujours écrit, cela m’a pris récemment durant mon voyage au Somaliland. Au sommet d’une falaise, un champ d’arbre à encens en contrebas, j’ai été saisi par la nécessité de raconter toute cette beauté que j’ai passé ma vie à arpenter. La beauté des pays que j’ai traversés, celle des gens sur place et l’émotion que produit une odeur. J’ai écrit le premier chapitre de Cueilleur d’essences, en me saisissant tout simplement de mon cahier et de mon crayon. Et plus j’avançais, plus je me découvrais. Non pas écrivain — je n’aurais pas cette prétention — mais capable d’écrire.

Comment écrire sur les odeurs avec un champ lexical aussi contraint ? Avez-vous l’impression de pouvoir tout exprimer ?

D. R. : Le vocabulaire spécifique des odeurs est dramatiquement pauvre et notre société s’illustre par une absence totale d’éducation olfactive. Les parfumeurs ont développé leur propre langage qui leur permet de décrire précisément ce qu’ils sentent. Ils sont capables de décortiquer toutes les odeurs, procèdent par analogie et utilisent parfois des termes très lointains du registre olfactif pour exprimer ce qu’ils sentent. J’ai choisi de leur donner la parole dans mes ouvrages, pour qu’ils puissent donner à sentir à travers mes lignes. Et souvent, c’est de la pure poésie !

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Vous trouverez sur ce site les interviews réalisées par les étudiants en M1 à l'IJBA dans le cadre des Tribunes de la Presse de Bordeaux