David Le Breton : « Le tatouage est une manière de se construire une identité, de raconter une histoire à soi et aux autres »

Les ITVs de l'IJBA
6 min readNov 28, 2022

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Cet anthropologue, spécialiste des représentations et des mises en jeu du corps humain, a longuement étudié la relation que les individus entretiennent avec leurs corps, en particulier durant l’adolescence. Rencontre

Propos recueillis par Sara Jardinier et Adam Lebert.

Quelle est votre approche de la notion d’identité ?
David Le Breton
: L’identité représente le sentiment de soi. Un sentiment qui évolue dans le temps, qui n’est jamais figé. Elle est toujours en relation et liée aux circonstances. Nous sommes sans doute différents d’un contexte social à un autre. La personne qui est sur un terrain de sport n’est pas du tout celle qui est à la table familiale, ni celle qui donne un cours ou en reçoit un en tant qu’étudiant ou étudiante. Dans une seule journée, nous jouons d’innombrables rôles sociaux qui s’appuient sur des identités un peu différentes. L’identité est donc toujours mouvante et, en même temps, quelque chose de nous demeure au fil du temps.

Pourquoi est-il anthropologiquement intéressant d’interroger le corps ?
D. L.B. :
Tout mon travail est fondé sur une anthropologie du corps parce que nous sommes notre corps. J’ai toujours critiqué les formes de dualisme, qui sont très courantes dans le langage commun et sont un héritage à la fois religieux et philosophique. Quand on dit « mon corps », il y a le fantasme que quelque part il y ait un esprit ou une âme. C’est évidemment contraire à l’expérience que nous avons du monde. Nous sommes tout entier dans nos perceptions sensorielles, dans nos émotions et donc dans notre corps. En même temps, nous avons une relation physique et charnelle au monde, ce qui fait qu’on peut décliner ce « corps » à travers d’innombrables activités, comme le tatouage ou le piercing. En outre, il est également intéressant d’essayer de comprendre comment nous vivons physiquement le monde qui nous entoure.

Pour quelles raisons vous êtes-vous intéressé plus particulièrement à la jeunesse et à l’adolescence ?
D. L.B. :
Je travaille sur la jeunesse depuis toujours d’une certaine manière, je me suis plutôt intéressé aux conduites à risque et aux souffrances adolescentes. J’ai été un jeune homme extrêmement mal dans sa peau, j’ai multiplié les conduites à risque. En même temps, j’ai survécu à tout ça et j’ai eu très vite le désir de comprendre, en tant qu’anthropologue, ce qui peut amener un garçon ou une fille de 18–20 ans à se mettre en danger délibérément. Dans le courant des années 90, beaucoup de jeunes que je voyais me disaient que le tatouage ou le piercing remplissait une fonction extraordinaire de « guérison » et de réconciliation avec le monde. J’y ai vu une forme de prévention du mal de vivre adolescents, même si le mal-être ne doit pas être généralisé à l’ensemble de cette population.

Est-ce que tout porte à croire que l’on ne se contente plus aujourd’hui du corps que l’on a hérité ?
D. L.B. :
Oui, tout à fait. Avant les années 90, le corps était perçu comme le lieu inflexible et irrévocable de notre identité. Pour le meilleur ou pour le pire, nous avions une apparence, un poids, une taille, la forme d’un visage, etc. Nous ne pouvions pas les modifier. Dans les années 80, la chirurgie esthétique et le tatouage avaient une très mauvaise image, tandis que les régimes alimentaires n’existaient absolument pas, sauf pour des raisons médicales. Dans les années 90, le corps change complètement de statut dans nos sociétés occidentales. Il se produit une marchandisation du corps et une individualisation du lien social qui sont croissantes. Les anciennes cultures de classe et les cultures régionales volent en éclats. Nous devenons davantage des individus isolés. Dans cette société de plus en plus morcelée, beaucoup de nos contemporains vont se pencher sur leur corps, qui devient leur compagnon le plus proche. A ce moment-là, nous voyons apparaître partout d’innombrables boutiques de transformation du corps. Le tatouage devient de plus en plus valorisé. La chirurgie esthétique, tellement stigmatisée auparavant, devient une chirurgie de pointe qui est extrêmement valorisée par les magazines féminins. Les régimes alimentaires et le culturisme prennent une ampleur énorme. Il y a aussi tous les body-shops qui valorisent les cosmétiques et l’apparence.

À cette époque-là, une tyrannie de l’apparence commence à faire son apparition. Surgit aussi le sentiment que nous ne devons pas nous contenter de ce que nous avons, que le corps peut être transformé, qu’il n’est qu’une matière à modeler selon ses désirs. Très rares sont les personnes qui se reconnaissent finalement dans leur visage et dans leur corps. Toutes ces techniques de transformation sont des tentatives de coïncider davantage avec soi, de se sentir mieux dans sa peau et mieux dans sa vie. Aujourd’hui, il existe un commerce absolument colossal, mondialisé, qui tend à uniformiser les corps dans le monde entier, particulièrement celui des femmes. D’ailleurs, nous comprenons en ce sens le mot d’ordre des transhumanistes. Pour un certain nombre d’hommes — il y a peu de femmes dans le transhumanisme -, persiste ce fantasme que le corps nous encombre, qu’il est une limite et que nous pouvons nous en débarrasser à travers le téléchargement sur un support informatique ou par la cyborgisation de tous les organes.

Le rapport aux marques corporelles est-il différent selon que l’on soit un homme ou une femme ?
D. L.B. :
Cela a beaucoup changé. Avant les années 90, le tatouage était d’abord une forme de modification de soi rebelle, dissidente, fondamentalement masculine, très peu de femmes étaient tatouées, qui touchait des milieux populaires. Dans l’histoire du tatouage, au départ, c’était surtout les marins, les soldats, les détenus. Les femmes restaient un peu en marge, hormis un certain nombre de femmes de « mauvaise vie », notamment des prostituées. Dans les années 90, s’opère une transformation profonde du statut du tatouage, qui va s’esthétiser. Loin d’une volonté de dissidence, cela représente plutôt une volonté d’affirmation de soi, de personnalisation de son corps sous une forme esthétique. Nous constatons aujourd’hui qu’il y a un tout petit peu plus de femmes que d’hommes qui se tatouent. Ces dernières se sont réapproprié un art qui avait pendant longtemps un rôle d’indice de virilité. La fameuse chanson d’Edith Piaf qui dit : « Mon homme c’est un vrai, c’est un tatoué » en témoigne. Aujourd’hui, il y a plutôt la volonté d’être au goût du jour. La douleur n’est pas valorisée mais n’est pas non plus dénigrée. Cependant, il existe une petite différence entre les tatouages des garçons et des filles dans le choix des motifs. Les filles sont davantage du côté des motifs animaliers ou végétaux. Alors que les garçons sont du côté de motifs un tout petit peu plus agressifs. Il ne faut pas généraliser bien entendu, mais c’est un peu comme si les stéréotypes entraient en contrebande, à l’insu des personnes, pour affirmer quelque part une appartenance de genre.

Est-ce que le milieu social auquel nous appartenons entre en ligne de compte ?
D. L.B. :
Pas vraiment, non. J’ai souvent critiqué cette idée du tribalisme dans le tatouage. Beaucoup de gens qui parlent de leur tatouage disent : « Je me suis réapproprié mon corps », « j’ai singularisé mon corps » ou « j’ai individualisé mon corps » ; mais en même temps, ils ont simplement choisi sur le cahier du tatoueur le graphisme qui leur plaisait ou alors demandé un dessin. Très rares sont les personnes tatouées qui créent leur propre motif. Nous sommes dans la mondialisation du tatouage qui fait que nous perdons très souvent les significations originelles. Il ne faut pas non plus entrer dans un fétichisme de ces significations. En même temps, quand quelqu’un vous dit « je me singularise par mes tatouages », c’est vrai, et pourtant cela demeure ambigu, plus ambivalent.

Justement, quelles sont les significations qui accompagnent le plus souvent les modifications corporelles ?
D. L.B. :
Toutes les personnes qui ont des tatouages sont intarissables sur la signification, le moment où elles l’ont fait, le tatoueur qui l’a effectué, etc. Il existe mille significations dans un tatouage. Dix personnes qui portent le même motif maori vont tenir dix discours complètement différents sur la signification de ce dernier. Très souvent, le tatouage est une manière de se construire une identité, de raconter une histoire à soi et aux autres. Il est un peu un « porte-parole ». D’une certaine manière, il en dit sur la personne que vous êtes.

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