Cédric Villani : “L’engagement est le seul remède face à la montée du désespoir”

Les ITVs de l'IJBA
9 min readDec 5, 2023

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Crédit : Quenton Saison

Propos recueillis par Julie Conrad et Paul Florequin

Mathématicien, enseignant-chercheur, ancien directeur de l’institut Henri Poincaré, ancien député… Au cours de sa carrière, Cédric Villani a multiplié les fonctions, additionné les causes et divisé la classe politique. Au centre de tous ces calculs, une constante : l’engagement.

Vous étiez à Bordeaux à l’occasion des Tribunes de la Presse qui, cette année s’articulaient autour des « passions ». Est-ce un thème qui vous parle ?

Cédric Villani : Ce thème parle à bien des scientifiques qui se lancent dans la carrière avec passion et qui font corps avec leur sujet. Le terme “passion” me renvoie à l’époque où je suis tombé amoureux de mon sujet de thèse sur l’équation de Boltzmann. C’était la grande passion, l’idylle avec les équations cinétiques. Ce n’est pas un hasard si le dernier mot de mon ouvrage est « passion ». Un mathématicien comme moi, ça réfléchit à tout !

En tant que mathématicien, vous considérez-vous plutôt comme un homme de raison ou de passion ?

C. V. : Cela n’a pas de sens d’opposer les deux. Toutes les combinaisons sont possibles. Blaise Pascal insistait sur le fait que la vraie connaissance se fait par le cœur. Cette connaissance-là, qui est un mélange de convictions, de passions, de sentiments et d’émotions, est bien plus solide et intime que la connaissance obtenue par la démonstration. En politique, j’ai aussi appris que la décision se fait toujours avec le cœur. Être bien éclairé ne suffit pas. L’enjeu est plus du côté du courage que du côté de la connaissance.

Vous êtes à l’initiative du Musée des Mathématiques qui a ouvert le 30 septembre dernier à l’Institut Henri Poincaré. Pourquoi avoir lancé un tel projet et comment expliquez-vous que la France ait autant tardé pour accueillir un tel musée ?

C. V. : Il existait déjà quelques projets plus modestes comme la Maison des mathématiques et de l’informatique à Lyon, mais aucun n’était de cette ampleur. L’institut Henri Poincaré est le premier à être installé dans un centre de recherches. Dans le même bâtiment, il y a une partie musée et une autre dédiée à des chercheurs venant du monde entier pour participer aux programmes de recherches de l’institut. C’est cette proximité qui rend le musée unique. Le projet s’est construit de fil en aiguille sous l’influence de mon activité scientifique, et de la reconnaissance que j’avais grâce à la médaille Fields. J’ai la conviction qu’il faut incarner les différentes possibilités de parler de mathématiques, d’en faire la médiation. J’ai dirigé ce projet pendant six ans puis j’ai passé le relais à ma successeure, la mathématicienne Sylvie Benzoni. La gestation a duré douze ans. Le musée présente les mathématiques sous tous les angles et toutes les facettes possibles : historiques, poétiques, philosophiques. Il y a des objets, des diagrammes abstraits, des réalisations technologiques…

En plus de ce musée, vous animez un podcast sur France Culture « Les contes des mille et unes sciences ». Pourquoi est-il nécessaire de démocratiser et d’accessibiliser les mathématiques au plus grand nombre aujourd’hui ?

C. V. : Mon émission à France Culture est encore plus ambitieuse. Il s’agit d’investir toutes les sciences. La première saison est centrée sur les mathématiques, mais la deuxième, dans laquelle je parlerai télécommunication, sera plus axée technologie et physique. Ce n’est pas seulement un travail de vulgarisation, de simplification de théories complexes. C’est quelque chose qui tient plus à la culture. L’objectif est de plonger l’auditeur dans le bain de la découverte. Pour y parvenir, je mélange trois fils : l’aventure des projets, l’aventure des idées, et l’aventure des humains. Le plus important est de parler au cœur et non à la tête, pour que l’auditeur se sente en confiance, captivé et intéressé par l’histoire. Même s’il ne retient rien sur le fond, il a passé une heure plongée dans les sciences. Ce sont des points qui sont marqués.

Sur les 50 derniers médaillés Fields, on retrouve 13 français, dont vous faites partie. Paradoxalement, d’après un rapport sur l’enseignement des mathématiques, daté de 2018 et sorti récemment dans la presse, dont vous êtes le coauteur, le niveau en maths des jeunes est très bas. Comment expliquer ce décalage sachant que la France dispose d’élites et d’intellectuels en mathématiques ?

C. V. : En effet, la France se retrouve régulièrement en queue de peloton. D’abord, les deux tendances évoquées restent fortes. Le maintien de la France au top niveau de la recherche mondiale en mathématique est toujours d’actualité. Si vous regardez les vingt dernières années, la France est le pays le plus décoré en médailles Fields. Ensuite, si vous regardez les trente dernières années, la chute du niveau des collégiens est inexorable. Or, il n’y a pas vraiment de paradoxe. Du côté de la recherche, vous avez un système qui se maintient sur une toute petite écume d’étudiants très motivés. Ils s’inscrivent dans une culture, parfois une famille, qui résistent à l’écroulement du système sous l’effet du manque de moyens, de valorisation des enseignants. La France fait face à une pénurie d’enseignants en mathématiques liée à un problème de formation, et en particulier au niveau crucial des professeurs des écoles.

En suivant cette logique, pensez-vous que les maths sont pensées, perçues et enseignées uniquement pour une élite intellectuelle ?

C. V. : Il est très important qu’un travail d’appropriation soit fait par les enseignants. Dans les petites classes, la méthode en elle-même compte moins que le talent, la vocation et la motivation des enseignants. Les comparaisons internationales dans l’éducation nous montrent que les systèmes avec les meilleurs résultats sont ceux dans lesquels il y a une certaine marge de manœuvre pour les enseignants, et surtout ceux dans lesquels les enseignants sont les plus valorisés par la société. Ils peuvent, quand le sujet est bien maîtrisé, confier des exercices plus difficiles à ceux qui le peuvent, ou multiplier les angles pour engager le plus d’élèves possible. A titre personnel, dans les années 80, les enseignants qui m’ont apporté le plus étaient ceux qui suivaient le moins le programme. Très passionnés, ils nous abreuvaient d’un déluge d’exercices et multipliaient les différents angles. Ils ne respectaient pas les instructions mais mettaient un point d’honneur à ce qu’on coche toutes les cases de l’enseignement. Là où ils étaient les meilleurs, ce n’était ni sur les programmes officiels, ni sur les consignes. Ils suivaient simplement leur enseignement avec passion.

Il y a plus de 10 ans, dans une interview pour Les Échos, vous aviez dit que vous étiez le « mathématicien le plus chouchouté par les journalistes ». Est-ce toujours le cas aujourd’hui ? Est-ce que ce statut de porte-parole des maths, que vous appréciez peut-être, est un poids à porter ?

C. V. : Tout a changé assez significativement quand je suis rentré en politique. La même journaliste qui vous chouchoute en tant que scientifique vous accueille avec un lance flamme lorsque vous êtes politique. On cherche à vous attaquer autant que possible, même si j’ai été un peu épargné de par mon aura de mathématicien. Il s’agit d’en faire bon usage. Par exemple, le musée Poincaré n’aurait jamais pu voir le jour si je n’avais pas eu cet effet « chouchou » qui m’a permis de décrocher des soutiens ici et là.

La question précédente permettait de faire transition avec votre parcours et votre engagement en politique. Est-ce que ce passage dans ce monde-là a été une bonne expérience à titre personnel ?

C. V. : Incontestablement bonne oui, facile non. Agréable ? Pas toujours. Comme dit un dicton en grec ancien : la douleur est un enseignement. De même que dans un cours réussi, j’ai vécu cette expérience avec une dose de souffrance allié à un gain d’expérience considérable, aussi bien sur la forme que sur le fond. Bien que mon travail actuel soit celui de professeur d’université, je ne pourrais pas donner la moitié des conférences que je donne chaque année sans être passé par cette case.

Est-ce que vous considérez que c’est un avantage d’avoir un parcours de scientifique pour faire de la politique ? Les mathématiques sont-elles une arme en politique ?

C. V. : En tant que tel, pas tellement. Si vous n’arrivez pas à les combiner avec un discours percutant et des relais d’influence, elles ne serviront pas. Cependant, certains outils mathématiques s’avèrent importants pour analyser des situations politiques, les sondages, la théorie de la décision qui fait intervenir la probabilité,ou une compréhension des principes de certains algorithmes. Ce sont des choses qui proviennent de compétences mathématiques. Certains — sans avoir fait d’études dans ce domaine — ont une compréhension intuitive de ces différents éléments, d’autres pas du tout. La politique n’est pas un domaine rationnel. J’ai pu observer que ceux qui gagnent sont liés à l’émotion, au cœur, à l’incarnation. Durant ces cinq ans, aucun programme d’une campagne que j’ai mené ou soutenu ne s’est avéré déterminant. Cela a toujours été un récit ou une incarnation.

En 2019, vous êtes un candidat dissident à la mairie de Paris et vous refusez de retirer votre candidature alors que Benjamin Griveaux était préféré par LREM, votre parti de l’époque. Vous êtes finalement exclu de votre groupe politique. Qu’est-ce que ça représentait pour vous de maintenir votre candidature ?

C. V. : C’était la seule solution envisageable pour moi. Peut-être qu’il y a des restes de la psychologie de l’ancien timide, celui qui met un point d’honneur à ne pas se reculer devant l’obstacle. Même si les conséquences ont été dures par moment, j’estime avoir été du bon côté. Paradoxalement, cela aurait été une trahison si j’avais obtempéré à ce moment-là. Puis, par la suite, cela a été un moment déterminant, j’ai dû reconstruire un discours, un programme, un engagement. Après avoir intégré pendant quelque temps le groupe “Écologie Démocratie Solidarité”, je me suis retrouvé député non-inscrit, à devoir trouver ma ligne sans aucune consigne. Le travail politique que j’ai pu faire en fin de mandat n’est pas moins intéressant que celui que j’ai pu produire durant les trois premières années. Bien sûr, il y a eu des conneries, mais la vie ne se construit pas comme une optimisation mathématique !

Vous avez rencontré Thomas Brail (militant écologiste luttant contre la construction de l’A 69), et Julian Assange en prison, qui font partie de ceux qui se dévouent à leur conviction et à leur lutte. Est-ce que vous comprenez qu’on puisse autant s’engager au point d’en mourir ou d’être privé de liberté ?

C. V. : J’aimerais ajouter une troisième “personnalité” plus diffuse à cette liste : les Kogis, peuple premier de la sierra colombienne, que j’ai eu la chance de côtoyer par la Fondation Tchendukua. Les peuples premiers sont inspirants et jouent un rôle très important dans les milieux écologistes. Ils gèrent une grande partie de la biodiversité mondiale, et leurs pratiques sont souvent bien plus respectueuses et durables que les pratiques occidentales. Ils tentent de préserver leur culture et regagner de la souveraineté dans un contexte oppressant. De même que pour Thomas Brail et Julian Assange, ce sont des gens que j’admire profondément et à qui j’ai déjà rendu visite. Oui, je comprends, j’admire, et je soutiens, à mon échelle, ces différents combats. Il me semble que c’est mon boulot de personnalité publique de les relayer, en y apportant un peu de mon onction de scientifique. Je sais d’expérience que, dans une situation dure et qui vous affecte, l’engagement est le seul remède face à la montée du désespoir.

A quel point l’engagement militant vous touche ?

C. V. : A titre personnel, je revendique sans problème le terme de militant, je l’applique à un certain nombre d’engagements, sans avoir pour autant la prétention de me considérer comme l’incarnation de ces causes, seulement un soutien. Thomas Brail incarne le combat contre l’autoroute 69 — un demi-milliard en artificialisation, béton et destruction de terres et de vie, pour un gain dérisoire de quinze minutes de trajet en voiture, et encore moins que cela si l’on fait passer la limitation à 110, ce qui est une évidence pour quiconque a travaillé sérieusement sur la question écologique. Tous les scientifiques qui se sont penchés là-dessus ont rejeté le dossier et si nous ne parvenons pas à bloquer ce projet criminel, alors il y a de quoi désespérer pour la transition écologique en général. Mais au-delà du raisonnement logique, il y a l’incarnation de l’engagement et c’est là le rôle de Thomas Brail. Julian Assange incarne un autre combat qui nous concerne toutes et tous : celui pour la liberté de l’information. Dans un certain sens, je suis leur relais, et mon militantisme prend appui sur mon expérience scientifique pour rendre service à la cause. Il y a une campagne de dénigrement du mot “militant” qui a été menée efficacement par les sphères conservatrices de manière générale. Ce terme fait peur à bien des gens. Mais dans mon expérience, les militants sont souvent bien mieux informés que des experts, car ils s’engagent corps et âme et voient les difficultés du terrain. Bien sûr, il peut y avoir des biais lorsque l’on s’intéresse avec passion à un sujet, mais le temps, l’énergie et l’investissement permettent de créer une expertise technique au sein des associations militantes que l’on ne retrouve pas dans des milieux plus académiques. Dans tous mes engagements, il m’est précieux de pouvoir allier l’analyse abstraite avec le retour du terrain.

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Vous trouverez sur ce site les interviews réalisées par les étudiants en M1 à l'IJBA dans le cadre des Tribunes de la Presse de Bordeaux

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