Constance Rubini : « La vie culturelle n’est pas en crise »
Propos recueillis par Susie Muselet et Emma Saulzet
15/12/2020
Directrice du Musée des Arts Décoratifs et du Design de Bordeaux depuis janvier 2013, Constance Rubini analyse les enjeux de la crise sanitaire actuelle que connaît le monde de la culture et les transformations de celui-ci. Rencontre.
Les cinémas, théâtres et musées vont pouvoir rouvrir à la mi-décembre. C’est un soulagement pour vous ?*
Constance Rubini : Oui. Comme beaucoup de gens, nous sommes heureux de pouvoir retourner dans les théâtres, les cinémas et les musées. Nous attendions cela avec impatience. Retourner à une vie, pas encore tout à fait normale, mais qui commence à s’en rapprocher, est, en effet, un véritable soulagement.
Comment vous êtes-vous adaptés depuis le début de la crise sanitaire ? Plusieurs musées, ont, par exemple, proposé des expositions virtuelles au public via des plateformes en ligne, s’agit-il de bonnes solutions ?
C.B : Nous avons inventé de nombreux dispositifs pour joindre notre public virtuellement. Nous avons essayé de continuer d’apporter des choses intéressantes, de concevoir des programmes pour les enfants sans aller dans les écoles en leur diffusant des contenus partageables avec les professeurs. Ce qui est important, avant tout, c’est la pédagogie et les contenus que nous créons pour les enfants. Mais, je n’aime pas les expositions virtuelles. Nous avons créé un site Internet très fourni de notre exposition avec des vidéos, beaucoup d’images, de contenu. Je trouve plus intéressant d’avoir une belle base documentaire avec de vraies choses animées réelles, plutôt que des images virtuelles, dénuées de toute émotion, de toute sensualité, de tout ce qui fait finalement le rapport à l’œuvre artistique. Nous avons donc préféré mettre de l’énergie dans la vidéo, et c’est ce que nous avons fait à travers pour rendre accessible notre exposition “Sneakers”.
Les Français retourneront — ils dans les musées à la fin du confinement selon vous ?
C.B : Ce fut le cas durant la période estivale. Chez nous, ils sont revenus encore plus nombreux que d’habitude. Pendant tout l’été, nous avons eu une file d’attente de 45 minutes tous les jours jusqu’à la fermeture. C’était d’ailleurs compliqué à gérer. Donc, je n’ai aucun doute là-dessus. Les Français retourneront dans les musées à la fin du confinement.
La ministre de la culture Roselyne Bachelot a annoncé un budget de 3,8 milliards d’euros accordé à la culture pour 2021, soit une hausse de 4,6% par rapport à 2020. Est-ce suffisant ? Pour vous, la vie culturelle est-elle vraiment en crise ?
C.B : Je ne dirais pas que la vie culturelle est en crise. Certes, les acteurs de la culture ont terriblement souffert pendant ces périodes de confinement, il y en a énormément qui n’ont pas pu travailler. On note quand même eu un beau soutien de l’État, malgré le fait que de nombreux de métiers se soient retrouvés dans une situation plus que critique. Cela concernait la culture, comme le reste des activités professionnelles. Ce n’est pas pour autant que je dirais que la vie culturelle s’est arrêtée. Elle a énormément fonctionné sur les réseaux, avec, entre autres, beaucoup de films, de spectacles en ligne… L’opéra de Paris a, par exemple, partagé des contenus magnifiques. Nous avons constaté, au contraire, une sorte de résistance très vivante et très forte. La culture n’est pas du tout morte en France. La question, pour moi, ne se pose même pas. Ce sont plutôt les acteurs culturels qui ont souffert été impactés et se sont retrouvés en situation de précarité, mais pas seulement, le secteur de l’événementiel a aussi été touché.
Pensez-vous que les pratiques culturelles des Français vont évoluer après la crise sanitaire, au profit d’une expérience plus individualiste, par exemple plus de visionnages de vidéos chez soi et moins de sorties au musée ?
C.B : Cela n’a rien à voir. Le visionnage de vidéos chez soi et les sorties culturelles sont deux choses différentes. Rien ne remplacera l’expérience physique qui existe dans un musée, un théâtre, ou au sein de n’importe quelle scène de spectacle. On regardera peut-être plus de vidéo, mais ce n’est pas pour autant qu’on n’ira plus dans les lieux physiques. Au contraire, on dit souvent que lorsque les choses s’arrêtent, on se rend compte qu’elles nous manquent. Tout le monde peut aller dans les musées en France. Des journées de gratuité, par exemple, sont mises en place pour les jeunes. Nous sommes dans un pays qui donne un accès à la culture très généreux. Cette période, je le crois, a permis de recréer une envie d’aller au musée.
Les sorties scolaires dans les musées sont suspendues. Permettre aux enfants de toutes les classes sociales d’être éduqués et sensibilisés à la culture, est-ce essentiel pour vous ? Mettez-vous en place des alternatives ?
C.B : Cela est vraiment essentiel. Et ce n’est pas seulement une question de classe sociale. Parfois, dans les milieux bourgeois, les enfants n’ont aucune notion de ce qu’est la culture. On leur sert des choses de manière obligatoire et scolaire parce qu’ils doivent avoir un niveau culturel en adéquation avec leur milieu. Mais cela ne veut pas dire qu’ils apprécient et qu’ils comprennent tout ce qu’ils voient, qu’ils ne préfèrent pas aller faire du shopping !. Donc oui, bien sûr, notre responsabilité est d’atteindre des enfants que les familles n’amènent pas au musée. Mais il n’y a pas, d’un côté, les enfants défavorisés qui n’ont pas accès à la culture et de l’autre, les enfants de milieux aisés qui y ont accès. La question est plus complexe que ça. Il n’y a pas une seule culture. La culture, c’est aussi la cuisine, la nourriture, la musique, des traditions d’origines différentes… La question, c’est que la porte du musée soit ouverte à tous, quelque soit la culture véhiculée par chacun. Le musée doit être un lieu d’éducation, mais surtout un espace de curiosité pour les enfants, peu importe d’où ils viennent. Nous fournissons un travail conséquent pour susciter la curiosité des enfants de toutes les classes. Par exemple, nous organisons beaucoup de rencontres avec des créateurs, graphistes, illustrateurs. Ces derniers peuvent parler non seulement de ce qu’ils font, mais aussi de qui ils sont. Nous faisons en sorte que ce que nous montrons, et ce que nous racontons aux plus jeunes, les concerne, quel que soit leur milieu. A partir du moment où ce que vous faites vous passionne et que vous avez envie de le partager, de le raconter, quand vous accueillez des enfants et que vous les écouter dans un esprit de sincérité, vous arrivez toujours à attiser leur curiosité. Cette ouverture à la culture se fait dans la rencontre, dans l’échange. Une autre manière pour les enfants de comprendre la culture. Ils sont très curieux et n’ont aucun filtre concernant les questions qu’ils posent, il y a donc une réelle richesse dans la discussion. En ce moment, Covid oblige, ces rencontres sont suspendues. Mais nous mettons en place des programmes qui, à défaut d’être portés par nous au musée, sont partagés avec des professeurs de collèges et lycées.
Des leçons sont-elles à tirer de cette crise sanitaire ? Les musées peuvent-ils innover pour démocratiser davantage l’art et la culture ?
C.B : Depuis les années 1960, émerge cette idée de “démocratiser la culture”. En réalité, il faut s’interroger sur cette notion de démocratisation de la culture. Cette question est fine et est donc à nuancer. Notre crédo est de répondre à la curiosité des gens, d’essayer de les rencontrer et de parler de ce qui les concerne. Par exemple, dans notre exposition “Sneakers”, nous parlons de sport, de danse moderne, de hip-hop, de mode, de nouvelles technologies, des enjeux de développement durable… Nous croisons plein de champs de culture différents qui concernent de nombreux publics. La société a énormément évolué. Aujourd’hui les cultures sont diverses, multiples. On voyage plus qu’avant. Il existe énormément de richesses et de groupes sociaux différents. En essayant d’être le plus à l’écoute des gens, nous démocratisons davantage la culture. Nous sommes dans une notion de partage et d’échange.
- L’interview a été réalisée début décembre 2020 avant les annonces gouvernementales de prolongement de la fermeture des lieux culturels.