Christophe Lucet : « Le journalisme, c’est aussi confesser le mal »

Les ITVs de l'IJBA
6 min readDec 8, 2023

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Christophe Lucet lors du Festival international du film d’histoire de Pessac le 25 novembre 2023 © Noa Darcel

Propos recueillis par Olivia Frisetti et Noa Darcel

Depuis 1986, Christophe Lucet exerce la profession de journaliste au sein du journal Sud Ouest, affirmant sa position en tant qu’éditorialiste respecté. En parallèle, il contribue aux sections culturelles du Sud Ouest Dimanche et co-dirige les pages “La vie des idées” dans l’édition numérique du journal.

Sur votre compte X, anciennement twitter, vous vous présentez d’abord comme éditorialiste chez Sud Ouest. Quelle est votre définition de cette fonction ?

Christophe Lucet : Un éditorial est un article d’opinion, en l’occurrence la mienne. L’enjeu, c’est aussi d’exprimer la position du journal sur un fait d’actualité. Cela nécessite beaucoup de polyvalence. Il est aussi nécessaire de connaître les fondamentaux du journal, quelle est son histoire, dans quel état d’esprit il évolue et au final comment nous nous positionnons. C’est l’actualité qui choisit mes sujets. Mais celle-ci est profuse, donc il faut être à l’écoute. Alors, on arbitre avec la rédaction en chef sur l’éditorial qui convient le mieux, l’intérêt qu’il présente et le panachage du journal. Il faut aussi que l’on utilise l’éditorial comme une porte d’entrée dans notre éventail informatif du jour. L’éditorial va venir en appui d’une grosse actualité, par exemple les événements du 7 octobre. Après, il existe des faits d’actualité que nous choisissons de traiter en « fait du jour » et finalement, nous allons consacrer l’éditorial à un autre sujet parce que celui-ci est moins traité. Être éditorialiste nécessite d’avoir un peu de bouteille. Pour ma part, quand j’y suis arrivé, j’avais presque 50 ans.

Vous avez animé un débat aux Tribunes de la presse dont le thème était cette année “les passions”. Est-ce que vous êtes un passionné des questions de religion et des questions internationales ? Et comment se passionne -t-on pour ce type de sujets ?

C. L. : Les questions internationales nous percutent en permanence, y compris à Bordeaux. Nous sommes dans un monde interconnecté et faisons face, un peu partout, à un phénomène aujourd’hui de repli nationaliste et de démondialisation. Regardez ce qui s’est passé en Argentine ou en Hollande. Tous les pays sont traversés par des doutes énormes à la fois sur leur identité, sur leur destin, sur les relations avec leur voisin, sur l’avenir de leurs ressources. Il est impératif pour nous de s’y intéresser. Pour la religion, c’est la même chose. Les sujets religieux sont transversaux et universels. Je m’y intéresse en tant que croyant et en tant que catholique pratiquant. Les relations qu’entretiennent les religions entre elles sont passionnantes et sont souvent structurantes dans les rapports internationaux. Toutefois, quand je fais du journalisme, je regarde ces sujets de manière un peu plus froide. À Sud Ouest, nous n’avons pas une rubrique religieuse à proprement parler, mais nous en avons eu une autrefois. Cependant, nous suivons cette actualité. Je suis allé récemment à Marseille pour la visite du pape en septembre, ce sont des moments très forts. L’Église catholique compte un milliard de fidèles dans le monde. Il s’agit aussi d’un réseau diplomatique extraordinaire. Au Vatican, remonte un nombre d’informations sur l’état du monde qui est absolument énorme. Nous nous intéressons aussi à la foi des fidèles et aux phénomènes sociaux que cela engendre.

Dans vos productions, comment faites-vous pour contribuer à une meilleure compréhension des dimensions religieuses au sein des conflits ?

C. L. : Le journaliste est constamment en train de faire de la pédagogie, de redire des choses qui peuvent paraître évidentes, mais qui ne le sont pas pour tout le monde. L’essentiel, c’est de les dire de manière claire et explicite. Certaines réalités religieuses simples sont compliquées. Il en va de même pour tous les autres sujets. Il ne faut jamais penser que les choses sont acquises. On aimerait mieux parler à un public averti sur les questions religieuses, qui soit capable de comprendre certaines allusions mais ce genre de sujet fait peur à ceux qui veulent avoir peur. Ce n’est pas délicat, il faut juste essayer d’être intéressant. J’ai fait un édito sur le grand rapport de la pédophilie dans l’Église l’année dernière, c’était un sujet à controverses. L’Église est particulièrement visée dans ce domaine et sait très bien : il faut faire le ménage. J’ai titré avec une phrase de Saint-Paul « La vérité vous rendra libre », car au final, c’est la seule issue possible pour atteindre la liberté. Alors, je confesse, je radiographie, je reconnais, je regarde, je dis le mal lorsqu’il est là. Le journalisme, c’est aussi ça : confesser le mal. Il est primordial de faire attention à ce que l’on dît et être conscient que la vérité est dure à entendre.

Récemment, vous avez fait une vidéo explicative sur le conflit Israëlo-palestinien. Est-ce que ce nouveau format vous semble pertinent pour vulgariser toute la complexité d’un conflit ou d’une actualité ?

C. L. : Quand j’ai fait ces vidéos, j’avais l’impression de dire des choses qui me paraissent basiques. En réalité, il faut se soucier des lecteurs. Ce type de conflit n’est pas facilement compréhensible pour tout le monde. En ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, si vous n’avez pas essayé de comprendre les antécédents historiques du pays depuis plus de 100 ans, vous ne pourrez pas appréhender ce qu’il se passe aujourd’hui. On ne peut pas comprendre un conflit si on ne regarde pas l’histoire. Alors, ces vidéos permettent de connaître les fondamentaux. Elles sont un nouveau média, une nouvelle façon d’aller vers le public. Mais c’est toujours le même métier. Je pense que le métier a été, est, et sera. Après, il prendra différentes formes. Ce fut le papier, maintenant, c’est le numérique, et sans doute autre chose demain. Le journalisme s’adapte aux moyens de son temps. Mais ce qui me paraît le plus fondamental est le contenu. La façon de consommer l’information dans les nouveaux médias est un peu différente. Elle est plus saccadée, plus courte, plus nerveuse, plus zappeuse. La psychologie de l’internaute et la psychologie du lecteur papier ne sont pas tout à fait les mêmes. Globalement, nous sommes exposés à la même information qu’il faut présenter sur les supports à disposition de notre époque avec certaines contraintes.

Aujourd’hui, il y a de plus en plus de dispositifs intégrant de l’intelligence artificielle. En quoi ces avancées technologiques, ont — elles ou vont — elles changer la façon dont les journalistes couvrent les événements internationaux ?

C. L. : Je ne saurais pas trop vous répondre parce que, pour l’instant, tout est un peu embryonnaire et puis cela va faire l’objet d’une longue réflexion au sujet de la réglementation. La question est : que va devenir la vérité ? On le voit avec la photo, l’image ou l’écrit, les capacités techniques à imiter le vrai ou à le restituer rapidement. Mais j’anticipe quand même un monde assez compliqué où il va falloir encore plus faire le tri entre le vraisemblable et le véritable. Pour l’instant, je n’ai jamais eu à utiliser l’intelligence artificielle pour composer mes papiers. Je ne sais pas si un jour, je pourrais écrire un édito grâce à l’intelligence artificielle. On peut imaginer lui faire avaler tous mes éditos pour que ce système trouve des constantes dans mon style et qu’ensuite cette intelligence mouline tout pour sortir un édito tout fait. Cela reste quand même terrifiant. Mais je dis cela parce que j’ai 63 ans et que j’ai 40 ans de métier. Je ne sais pas comment réagiront mes petits camarades de la génération d’après. Ça va être compliqué quand même. Est-ce que cette technologie est au service de la vérité ou non ? C’est le souci. J’ai comme l’impression qu’aujourd’hui, nous sommes mal barrés. C’est plutôt un outil qui est entre les mains de tous les trafiquants, de tous les forbans, de tous les menteurs et de tous les manipulateurs. J’ai cette image, qui est sûrement un peu trop pessimiste. Cela m’interroge beaucoup. J’aimerais bénéficier, avant la retraite, d’une formation un peu pointue sur l’état de l’intelligence artificielle. Ses conséquences à la fois sur notre métier de journaliste et surtout les métiers du web qui vont être impactés par l’intelligence artificielle. Je me pose la question pour les futurs journalistes : comment sera leur métier demain ?

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Vous trouverez sur ce site les interviews réalisées par les étudiants en M1 à l'IJBA dans le cadre des Tribunes de la Presse de Bordeaux