Catherine Marnas : « Le théâtre peut aider à penser le monde autrement »

Les ITVs de l'IJBA
7 min readDec 7, 2023
Crédit : Elise Le Leclercq

Propos recueillis par Élise Leclercq et Linda Rousso

Le parcours de Catherine Marnas, directrice du TNBA depuis dix ans, est aussi marqué par son engagement féministe et politique, qui se reflète dans son travail et surtout dans son envie de transmettre. Femme aux multiples casquettes, elle quitte son poste pour revenir à son amour de toujours, la mise en scène. Avec son dernier spectacle Le Rouge et le Noir, elle signe son clap de fin sur le thème … de la passion.

Comment voulez-vous que l’on vous présente, comme directrice du Théâtre National de Bordeaux Aquitaine (TNBA), de l’ESTBA, l’école de formation des acteurs ?

Catherine Marnas : Je suis avant tout metteuse en scène. Les centres dramatiques nationaux, vous le savez sans doute, sont dirigés par des artistes. Un projet porté par un ou une artiste est forcément quelque chose d’un peu spécial, centré sur la vision artistique.

Vous avez choisi d’adapter le roman de Stendhal, Le Rouge et le Noir, comme dernière représentation en tant que directrice du Théâtre National de Bordeaux. Pourquoi ce choix ?

C. M. : Au départ, mon désir de monter Le Rouge et le Noir est venu d’une chose personnelle. J’ai un neveu que j’aime beaucoup, qui vient de fêter ses 19 ans, et qui ne lit pas une ligne. Je ne dis pas qu’il faut lire pour lire, mais moi, ça m’a beaucoup apporté. Il faut au moins donner l’appétit d’aller au théâtre et d’y rentrer une première fois. Tout le monde ne doit pas y aller, mais tout le monde doit avoir la possibilité d’y aller. Je voulais adapter une œuvre qui paraît très difficile aujourd’hui aux jeunes. La pièce est très longue et c’est une langue que nous ne parlons plus. Il s’agit aussi d’une histoire compliquée avec une situation politique d’une époque qui peut paraître lointaine. La faire porter par des corps d’acteurs peut donner envie à des jeunes d’aller au théâtre. L’autre raison de mon choix réside dans le parcours de Julien Sorel. C’est un des premiers transfuges de classe de la littérature. Je voulais montrer cette forme de passion triste.

La passion est à la base créatrice, mais est aussi, dans cette pièce, destructrice. Comment met-on en scène cette ambivalence entre la destruction et la création ?

C.M : Dans Le Rouge et le Noir, il y a deux types de passion. La passion amoureuse et la passion de l’arrivisme. Le fait d’être porté par des acteurs, montre de manière très claire cette ambivalence. Comme le cite le personnage de Julien : “j’ai été ambitieux alors que j’ai vécu, selon les modèles de l’instant, mais aujourd’hui, je vis au jour le jour.” J’aime entendre là-dedans un message pour dire : “arrêtez de courir après des fantasmes de carrière et de reconnaissance et essayez de ne pas vous faire guillotiner”. Même-si aujourd’hui, on ne risque plus rien de ce côté-là.

Justement, vous dites à plusieurs reprises que l’époque de Stendhal a des ressemblances avec notre époque. Quelles sont-elles ?

C. M. : Oui, dans la pièce, le marquis dit : “nous marchons vers le chaos”. La première partie du XIXe siècle est pleine d’angoisse et d’instabilité. Je pense que nous sommes dans une époque comme celle-ci. Je ne crois pas que cela soit dû à mon pessimisme, mais je suis toujours très inquiète pour les jeunes. Pour ma part, j’ai eu la chance d’être jeune à un moment où tout était ouvert, c’est-à-dire qu’on avait le sentiment que tout serait de mieux en mieux, que petit à petit, la durée du travail réduirait, le savoir serait de plus en plus partagé, le partage des richesses serait plus grand… En tant que directrice, je côtoie beaucoup de jeunes et je sais bien que le monde qui leur est proposé est terriblement anxiogène et fermé. La menace climatique est une chose monstrueuse et laisse dans une impuissance par rapport à la marche du monde. Quand on voit comment Total continue ses bénéfices… L’idée d’un ascenseur social et d’un monde qui s’améliore est en train de dégringoler. J’espère qu’il s’agit d’un mouvement passager et que cela changera.

La pièce évoque aussi l’amour, et cette notion de crime passionnel commis par Julien Sorel. Ce terme est très galvaudé aujourd’hui, voire plus du tout employé. Comment à l’époque actuelle, le mettre en scène ?

C. M. : Je voudrais signaler quelque chose avant de parler du crime passionnel. On voit souvent Julien exploitant les femmes et se servant d’elles. Je ne le vois pas comme ça. Elles lui permettent, certes, son ascension, mais ce sont elles qui le veulent. Il ne leur demande rien au départ. L’amour vient petit à petit. Dans le crime passionnel, ce qui est intéressant, c’est que cela n’est absolument plus toléré aujourd’hui. En effet, il n’existe pas plusieurs types de crimes. Ôter la vie de quelqu’un est insupportable, quelles que soient les raisons, et l’amour n’est sûrement pas une circonstance atténuante. Mais là, nous sommes dans une chose un peu romanesque, où Julien tue pour venger son honneur. C’est son orgueil qui le fait tirer sur elle. Il dit ne pas se reconnaître dans le monstre que Mme de Rénal décrit. Il sait bien qu’il y a quelque chose de monstrueux en lui. Tout cela le touche d’autant plus fort, qu’effectivement, il ne veut pas de cette image-là. Un “crime passionnel” est souvent une jalousie. Ici, la motivation est très spéciale. Stendhal s’est d’ailleurs inspiré d’un fait divers : l’affaire Berthet.

Pour revenir à cette expression “crime passionnel“, est-ce qu’à l’époque, la passion était une excuse pour parler de féminicide ?

C. M. : Oui, bien sûr, et cela l’était encore il n’y a pas si longtemps. En revanche et j’insiste, cela évolue. Personne ne peut plus considérer, comme c’était le cas avant, que si votre femme vous trompe, vous avez le droit de la flinguer. Et c’est tant mieux.

Revenons sur ces dix années passées à la tête du TNBA. Peu de femmes occupent de telles fonctions à la direction d’un théâtre national. Qu’est-ce que vous en retenez ?

C. M. : Déjà, depuis que j’ai été nommée, cela a énormément évolué. Avant, il n’y avait que trois femmes à la tête des Centres Dramatiques Nationaux. Maintenant, il y a presque une parité. Mais attention, les femmes, le plus souvent, occupent des postes dans des petits CDN. Je n’avais jamais rêvé d’une carrière dans l’institution. J’avais monté ma compagnie. J’avais la chance que ça marchait plutôt très bien. On tournait beaucoup. J’avais des subventions tout à fait confortables et une réelle liberté, ce que j’appréciais vraiment. Je suis assez connue pour avoir beaucoup travaillé à l’étranger. Cela permet de relativiser les choses, d’aller voir ce qui se passe ailleurs. J’ai accepté ce poste il y a dix ans parce que je me suis dit que c’était bien de rassembler tout ce que j’avais voulu faire en théâtre. Tout ce que j’avais voulu partager, à savoir, la démocratisation culturelle. J’avais aussi l’envie d’aider les jeunes et les compagnies indépendantes. L’idée d’une maison qui est comme une ruche, où les gens se croisent, travaillent tout le temps ensemble, échangent leurs pratiques, et leurs questionnements, me plaisait. Enfin, je n’aime pas faire du théâtre hors sol. Par rapport à toutes les fictions auxquelles on a accès aujourd’hui, qu’est-ce qui rend encore si précieux cet acte-là ? Cette “cérémonie païenne” ? C’est le fait d’être ensemble. Je l’avais déjà pratiqué quand j’étais en résidence avant. Mais ici, le fait d’être installée depuis dix ans dans un même lieu, est encore différent. Il s’agit d’ un public que je connais beaucoup et qui me parle.

Est-ce que cela peut être considéré comme un engagement féministe en soi ?

C. M. : Oui, tout à fait. C’est très lourd. J’ai laissé beaucoup de ma santé et de mon énergie. Vous imaginez bien, être à la fois patron d’entreprise, créatrice, directrice d’école, pédagogue…. Les mandats sont de trois ou quatre ans, et à la fin de mon deuxième mandat, je voulais m’arrêter. Mon orgueil féministe m’a fait rester. Les femmes ont plus de difficultés à faire reconnaître leur légitimité et donc ont souvent plus de problèmes à la tête des CDN. C’est une sacrée fierté pour moi.

Votre théâtre véhicule-t-il votre engagement et votre regard sur le monde ?

C. M. : Oui c’est très politique. Vous entendez bien que le monde tel qu’il va ne me convient pas. Si le théâtre peut aider, je dis bien aider, à le penser autrement, à le rêver, et à donner de l’espoir pour le changer, cela me semble important.

Vous dites aussi avoir un amour immodéré de la lecture et revendiquez un “théâtre populaire et généreux”. Vous auriez des conseils, des choses à faire pour que justement, cette jeunesse revienne à la lecture, à la littérature et au théâtre ?

C. M. : Ne pas faire de théâtre hors sol. Il faut aussi essayer de trouver des moyens d’impliquer les jeunes à travers une autre façon d’enseigner. Par exemple, je sais que le micro est une chose qui leur plaît. Leur faire lire un extrait de Balzac ou de Stendhal peut sembler rébarbatif alors qu’en mettant une musique derrière, en faisant comme si c’était du slam, cela permet un autre rapport à la langue qui peut, j’espère, amener à la lecture.

Pour vous, la passion, c’est aussi de l’espoir pour la jeunesse ?

C. M. : Je crois que la passion va nous sauver. Qu’est-ce qu’une vie ? C’est très court ! Il faut alors la sublimer et la passion est un moyen d’y parvenir. Pour ma part, j’ai la chance que mon métier soit aussi ma passion. Il est parfois difficile de rester passionné mais la passion est aussi une manière de s’engager. La culture est en cela une forme de contre-pouvoir qu’il faut préserver.

Vous quittez le TNBA, quelle est la prochaine étape pour vous ?

C. M. : Ma compagnie était en sommeil, donc je vais la réveiller. Je vais me libérer de cette charge chronophage qui m’a donné l’impression que je n’avais pas assez le temps de rêver. Le théâtre est fait de tout. Il est fait de rythme. Toutes ces choses-là, j’ai l’impression que je ne les fais plus. Je vous parlais tout à l’heure de mon intérêt pour les expériences à l’étranger. Je me suis vraiment attachée à ce théâtre-là. Je reprends donc ma valise !

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