Catherine Bourgain : « Derrière les pratiques de technologisation du soin se cache une aggravation des inégalités »

Les ITVs de l'IJBA
6 min readDec 7, 2022

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Directrice de recherche en génétique humaine et sociologue à l’INSERM, Catherine Bourgain est une experte de la composante génétique des maladies humaines. Elle est fermement opposée à la légalisation des tests génétiques dits “récréatifs” aujourd’hui interdits en France. Pourtant, la récolte massive de données génétiques est organisée depuis 2016 dans notre pays dans le cadre d’un projet de recherche médicale, dont l’INSERM fait partie. Catherine Bourgain revient sur ses inquiétudes et les risques liés à la médecine du futur.

Propos recueillis par Rémi Paquelet et Zeina Kovacs

En France, les tests ADN personnels sont interdits pourtant de plus en plus de français réalisent des tests de généalogie génétique à l’étranger, plus d’un million l’ont déjà fait. Comment expliquez-vous l’intérêt croissant de ce besoin de connaître ses origines ? Pensez-vous que les français ont un rapport particulier à la génétique ?
Catherine Bourgain :
Je pense que les français ont, en effet, une passion très répandue et ancienne pour la généalogie, mais nous assistons aussi à un marketing agressif de firmes basées à l’étranger. Les récits vendus ont immédiatement trouvé une place dans cette quête généalogique. C’est également le fruit d’une rencontre entre l’essor de ce marché et une évolution des points de vue sur la question du droit aux origines, notamment dans le cadre de la reproduction [les enfants nés sous X, adoptés…ndlr] Concernant le besoin de connaître ses origines, c’est la même chose. Je considère que cette évolution sociale s’est agrippée d’une certaine façon à cette forme d’incarnation que sont ces tests, comme si c’était la solution magique à ces problèmes beaucoup trop complexes.

Compte tenu des changements anthropologiques au cours du temps, la détermination des génomes de populations de référence et la marge d’erreur de calculs possible, quelle est la fiabilité réelle de ces tests ?
C.B. : Cela est compliqué car la fiabilité est toujours une notion qui dépend du contexte. En l’occurrence, je considère que ces tests ne sont pas entièrement fiables. Quand nous cherchons à savoir si quelqu’un est notre frère ou cousin, nous interrogeons une base de données et nous comparons entre deux ADN la proportion d’identité et de partage. Sur cette question, les résultats ne sont pas très sensibles aux erreurs. Ce n’est pas du tout le cas pour les inférences qui consistent à comparer votre ADN à celui de personnes présentes dans des groupes de population de référence afin de vous donner la composition de la population dont vous seriez issus. Pour construire ces réponses, chaque personne est étiquetée dans les bases de référence et assignée à une population géographique, mais en réalité, nous ne possédons pas l’ADN des populations qui vivaient jadis dans ces zones. On vous dit que vos ancêtres sont originaires d’Europe, d’Afrique.. alors qu’on compare avec l’ADN de personnes qui y vivent aujourd’hui et on les considère comme représentant des gens qui ont toujours vécu dans cette région. De plus, ces tests vont vous déterminer au pourcentage précis que vous êtes français, juif, pygmée… alors qu’on sait combien ces identités sont complexes. Ce ne sont pas des catégories naturelles, biologiques. Elles sont socialement construites. En fait, dès le départ, nous comparons le génome de l’acheteur avec des bases de données construites sur des catégories qui sont discutables.

Jusqu’à présent, personne n’a été condamné pour avoir réalisé un test. Dans les faits, les risques de poursuites sont minimes. Interdire par principe, sans pouvoir véritablement interdire a-t-il du sens ? Ne vaut-il mieux pas encadrer ? Notamment si le droit d’accès à ces tests s’accompagnait d’un contrôle strict de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et du Règlement général sur la protection des données (RGPD) ?
C.B. : Évidemment. Si nous voulons qu’une règle soit respectée à la lettre, il vaut mieux avoir des contrôles efficaces. Pour autant, il existe une série de dispositifs d’encadrement en France comme l’interdiction de la publicité, ce qui réduit considérablement le nombre de personnes susceptibles d’en connaître l’existence, mais aussi d’avoir confiance en ces tests. Les français savent qu’il y a un droit strict qui s’applique sur la mise en marché des produits. La question de l’encadrement est primordiale mais qu’est-ce qu’on encadre ? Le stockage des données ? La façon dont on nous délivre l’information génétique ? Certains prônent qu’il faudrait des conseillers pour expliquer aux gens mais qui va financer ? Je considère qu’on ne peut penser seulement du point de vue des usagers ponctuels et intéressés, qui réalisent ces tests pour des raisons récréatives. Il faut aussi penser aux impacts plus larges au-delà de la simple personne qui achète.

Certains généticiens justifient l’interdiction par la préservation du patrimoine génétique français, pourtant nos données sont utilisées par les laboratoires étrangers. Pourquoi les tests ADN sont-ils devenus un véritable marché ? Comment expliquer l’essor des entreprises de séquençages génétiques comme 23AndMe, African Ancestry… ?
C.B. : Avant tout, cela est lié à des enjeux, des stratégies agressives de développement des marchés, mais ces technologies sont utilisées dans beaucoup d’autres secteurs. Notamment la police, avec la montée en puissance de l’usage génétique pour accompagner la sécurité de nos sociétés. Mais aussi dans la santé, un domaine où les spécialistes sont prudents sur les conditions dans lesquelles les tests sont utiles pour la santé. Mais c’est censé être innovant, être le chemin de la médecine de demain avec des discours qui sont vaguement scientifiques, très politiques et souvent tirés par des considérations du marché économique. Il existe une transversalité et une multitude d’usages d’une même technologie, tous liés à des enjeux de marché qui contribuent à cette diffusion.

En envoyant un échantillon de salive à des personnes non soumises à la loi française, nous livrons ainsi des informations généalogiques et médicales dont ne nous savions pas ce qui pourrait en être fait. Existe-il un vrai danger de ces grandes collectes génétiques qui s’organisent sans que l’on se rende compte de rien ?
C.B. : Je ne pense pas qu’on cherche spécifiquement à obtenir l’ADN des français. Il s’agit tout simplement d’une pratique massive d’utilisation des données sans respect de règles non applicables à d’autres pays. Cela concerne le droit des affaires, et non le droit médical. La majorité des entreprises sont américaines, ce n’est pas du tout le même niveau de protection et de respect des droits des libertés individuelles qu’en Europe.

Est-ce possible selon vous de créer un marché éthique des tests ADN en France ?
C.B. : Je ne pense pas. La place des secteurs marchands qui ont intérêt à développer leur activité pour des conditions de rentabilité n’est pour moi pas envisageable. Selon moi, ils ne sont pas à la hauteur de ce que requiert la génétique au niveau scientifique, à savoir : prendre son temps, reconnaître les incertitudes et l’imprécision. Cette prudence permet d’utiliser la génétique à bon escient, elle n’est pas compatible avec les enjeux de rentabilité économique dans ce secteur. Je reste défavorable à l’ouverture des marchés génétiques aux acteurs privés tant que les acteurs publics ont eux-mêmes du mal à s’en saisir convenablement.

A côté de ces acteurs économiques étrangers, la récolte massive de données génétiques peut être utilisée en France du côté de la recherche scientifique. Médecine France Génomique 2025 est un projet d’innovation médicale ayant pour but de collecter et séquencer près de 35 000 génomes par an afin de créer des profils génétiques médicaux censés améliorer la qualité et la rentabilité des soins. Que pensez-vous de ce projet de médecine personnalisée ?
C.B. : Je suis très dubitative sur ce que cela va permettre d’améliorer dans le soin. Pour autant, je n’y suis pas opposée dès lors qu’existent des règles. Il y a énormément de discours avec un imaginaire du soin de demain qui serait forcément meilleur car plus technologique, plus génétique ou plus algorithmique. Nous promettons ainsi d’empêcher les gens de tomber malade. Ces promesses ne seront jamais tenues compte tenu de la complexité des maladies humaines, de ce que nous comprenons du comportement des humains. Il n’en reste pas moins que les professionnels sont engagés pour faire en sorte que le soin soit le meilleur possible. Seulement, tout le temps que ces derniers passent à innover de cette façon, ils ne le passent pas à s’occuper des malades.

Les statistiques montrent qu’il y a 50% d’aides publiques en plus qui sont accordées aux projets scientifiques contenant les mots « génétiques » ou « gènes ». Pensez-vous que ces projets innovants de médecine prédictive risquent d’accentuer davantage les inégalités d’accès au soin ?
C.B. : Oui. Derrière les pratiques de technologisation du soin se cache une aggravation des inégalités. Tout l’argent qui est investi dans les technologies n’est pas mis ailleurs. Les algorithmes de prédiction et de soin, que le plan France Génomique 2025 cherche à développer, fonctionnent sur un modèle de réduction du personnel médical, auprès des patients : la technologie est censée remplacer les soignants. Si on n’est pas à l’écoute de ces derniers, on accroît les inégalités qui préexistent car il n’y a plus d’adaptation du soin à leurs conditions de vie. Il n’y a pas que la génétique !

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