Béatrice Mariolle : « Les maires aiment prendre la décision finale, effaçant de facto le mythe de l’architecte médiatique, vedette et impressionnant »

Les ITVs de l'IJBA
7 min readNov 8, 2021

Architecte et enseignante-chercheure à l’Ecole nationale supérieure d’architecture et de paysage de Lille, Béatrice Mariolle revient sur la relation qu’entretiennent les élus et les architectes. Préservation du patrimoine, inégalité d’accès au logement et sensibilisation des élus aux questions architecturales sont autant de sujets qu’elle aborde, dressant un tableau du processus décisionnel et des responsabilités endossées par ces deux coopérateurs, aux visions parfois opposées.

Propos recueillis par Hugo Bouqueau et Clémence Drotz

Quel est le rôle de l’architecte dans la ville d’aujourd’hui ? Quelle différence fait-on entre architecte et urbaniste ?

Béatrice Mariolle : L’architecture est une profession régie par l’Ordre des architectes et par la loi sur la maîtrise d’ouvrage public. La bonne réalisation d’un édifice est la mission la plus restreinte de l’architecte. Pour se faire, il dessine des plans et respecte les normes. Ce qui différencie l’architecte de l’urbaniste est la société, et la ville. L’urbaniste doit prendre en compte le fait qu’un bâtiment va agir dans la société et dans la ville car il va avoir un impact sur la parcelle qui le concerne. Le bâtiment est relié à un système économique beaucoup plus large où peut se rajouter également le système écologique. Par exemple, sur un terrain concerné, il peut y avoir du préexistant, des habitants, de la faune et de la flore. On doit aussi se demander si on veut que la ville se fasse par addition de bâtiments les uns à côté des autres ou via une réflexion plus globale, menée par les politiques, dans le cadre des plans locaux d’urbanisme. En réalité, entre l’architecte, le paysagiste et l’urbaniste, il y a d’autres acteurs. On peut ajouter le sociologue, l’anthropologue, l’ethnologue, les ingénieurs du génie urbain… Toutes ces professions fabriquent un écosystème professionnel. L’architecte n’est donc pas le seul à bord. On a tendance à penser que l’architecte est forcément urbaniste. À mon avis, c’est une grosse erreur car l’architecte n’est pas forcément formé à l’urbanisme mais, en effet, il est amené à prendre conscience de l’impact de son travail dans la ville.

Comment doit être abordée la question de la préservation du patrimoine ?

B. M. : Aujourd’hui l’important est de comprendre que ce qui existe a une valeur intrinsèque. Le bilan énergétique d’un bâtiment de 50 ans ou 300 ans est très important. On l’a construit, entretenu et on a investi. En prenant en compte cette dimension, on se rend compte qu’on ne peut plus décider de le démolir parce qu’il est moche ou pas assez solide ; autrement dit, on doit réfléchir sur le long terme. On a peut-être fait des erreurs dans le passé, une réalisation est peut-être moche, mais cela a coûté cher. Cette question dépasse la mission de l’architecte, même s’il y contribue. Deux des plus grands architectes au monde, Jean-Philippe Vassal et Anne Lacaton, viennent de Bordeaux. Ils ont reçu le prix Pritzker d’architecture en 2021 et ils se positionnent contre la démolition des bâtiments. On peut agrandir, on peut jouer avec ce qui existe et on peut densifier, comme on l’a toujours fait. Les villes médiévales, fermées par des remparts, étaient densifiées sur elles-mêmes.

Bordeaux a connu des effondrements d’immeubles récemment. Comment éviter de tels drames ? Est-ce la politique d’urbanisme des villes qui a fait qu’on a négligé l’entretien de ces immeubles ?

B. M. : Nous devons réparer, nous savons le faire. Certes, un peu moins bien en France qu’ailleurs car nous avons souvent considéré qu’il valait mieux démolir et refaire du neuf. Toute entreprise vous dira que ça coûte moins cher de démolir et de faire du neuf. Je ne connais pas le sujet à Bordeaux mais à Marseille il y a eu des défauts d’entretien de la part des propriétaires et des bailleurs sociaux. D’autres facteurs peuvent également contribuer à la déstabilisation des fondations comme les tracés des métros ou les sécheresses. Si aujourd’hui on n’est pas capable de réparer un petit bâtiment de trois étages en pierre, on peut s’inquiéter sur le niveau de technique d’une société qui se dit à la pointe de la technologie. Pour ce qui est de la politique d’urbanisme, certainement que la ville pourrait sensibiliser davantage les propriétaires ou leur donner des conseils, mais elle a aussi pleins d’autres choses à faire. Quand on est propriétaire, on doit être responsable.

La pandémie a mis en lumière des inégalités d’accès à l’espace urbain et de logement, comment l’architecte peut-il prendre part à l’amélioration de ces problématiques ?

B. M. : Durant cette crise, il y a eu beaucoup de réflexion de la part des architectes. Les logements ont été qualifiés d’inhumains, et les terrasses et les jardins sont désormais vus comme indispensables. Pour certains, il faut créer la ville idéale en construisant des immeubles avec des grandes terrasses. Pourtant, aujourd’hui, 98% de ce dont nous avons besoin existe. On ne va pas réparer les erreurs commises en construisant de plus belles opérations, il est trop tard. Le sujet est de réparer ce qui a été mal construit, ce qui est inhabitable. Il faut rajouter des balcons, des terrasses, dédensifier en démolissant pour redonner de la place à la nature, sans reconstruire derrière. Pour créer du logement autrement qu’en construisant, on peut aussi exploiter les logements vides et les espaces sous-densifiés. On peut réfléchir avec les petits villages alentour et les périphéries.

Il est essentiel d’encourager l’agriculture urbaine, d’éviter l’artificialisation des sols, et pourtant, les projets existants sont parfois mis en danger comme les jardins ouvriers d’Aubervilliers par exemple, dont une partie a déjà été détruite pour y installer une piscine olympique. Cette logique n’est-elle pas obsolète ?

B. M. : Cela paraît tellement évident ! Cependant, les gens ont envie d’avoir un équipement neuf. C’est une négociation entre la maire d’Aubervilliers et le Grand Paris, qui, pour construire un énorme quartier autour du fort d’Aubervilliers, ont voulu faire passer cette idée-là. Le Grand Paris lui a négocié une belle piscine olympique réalisée pour les jeux.

En tant qu’architecte, pouvez-vous contester de telles décisions, voire peser sur ces décisions ?

B. M. : Nous pouvons participer comme tous les citoyens aux débats, aux ZAD… et nous pouvons refuser d’aller construire dans ce quartier. Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? Rien. Ce sont des décisions politiques prises bien avant que l’architecte arrive. Ceci dit, un architecte a participé à la composition du quartier quand même. Aujourd’hui, en arrivant sur un terrain, certains ne se posent pas la question de regarder la faune et la flore qui vivent là. En général, on démolit sans vraiment s’en rendre compte. Si un écologue passe pour dire « attention, il y a un petit papillon qui vit là », il n’est pas pris au sérieux.

Pensez-vous que les élus, notamment les maires, sont assez sensibilisés, ou préparés aux questions architecturales ? Peut-on se demander s’ils s’y intéressent réellement ?

B. M. : Nous avons une espèce de mythe en France sur la relation entre le roi et l’architecte, qui date de Louis XIV. Un côté monarchique persiste. Les élus sont encore dans ce mythe-là : le maire et l’architecte. J’ai fait une recherche comparative entre la France et l’Allemagne sur les outils d’urbanisme. En Franconie, il y avait une plus grande répartition des missions entre le politique et le technique. L’architecture relève du technique. Là-bas, l’élu ne rencontre pas l’architecte. Ce sont les techniciens qui décident les projets remportant les appels d’offres. Ils ont une approche beaucoup plus longue du territoire. Ainsi, ils sont plus à même de savoir ce qu’il faut pour la ville. En France, on ne s’en sort pas de cette histoire. Lorsqu’il y a un concours d’architecture, les techniciens analysent les projets, puis les présentent au maire en commission. Le maire peut être séduit par un projet à contrario des techniciens. Mais finalement, c’est le maire qui a le dernier mot. Ce n’est pas son rôle. Il faudrait qu’il arrête de décider. Un élu ne peut pas être formé à tout. C’est aux techniciens de donner leur feuille de route et de dire ce qu’ils souhaitent.

Pensez-vous que le pouvoir décisionnel peut être plus partagé ?

B. M. : Pas beaucoup, je pense. Il y a des maires qui sont un peu moins autocrates ou plus dans le partage des idées, qui écoutent plus leurs services. Néanmoins, cela monte vite à la tête. Les maires aiment prendre la décision finale, effaçant de facto le mythe de l’architecte médiatique, vedette et impressionnant. Quand le maire choisit un architecte pour faire la Cité du vin, ou un autre bâtiment, il prend un architecte international puis lui laisse carte blanche pour réaliser son œuvre. Le revers de la médaille, c’est qu’à chaque fois qu’on critique quelque chose, l’architecte va dire qu’on l’empêche de faire son œuvre.

Aujourd’hui, il arrive que le maire et l’architecte n’aient pas forcément la même vision de l’aménagement urbain. Si l’élu a toujours le dernier mot, quels sont les droits de l’architecte ?

B. M. : Le maire n’est plus tout seul. La question se pose à l’échelle de la métropole. C’est à l’échelle de l’agglomération que les décisions de construction sont prises. On fait des schémas de cohérence territoriale à grande échelle qui montrent les orientations pour les décennies futures. L’architecte est responsable. Soit, il répond à la commande, par exemple faire 30 ou 50 logements ici, et il sera déjà bien content d’avoir du travail. Il va donc faire son projet sans se poser de questions. Soit il refuse le projet parce qu’il considère qu’il ne faut pas construire à tel endroit, mais un autre le fera. Il s’agit d’ une responsabilité citoyenne.

Pensez-vous que les architectes gagneraient à se présenter davantage aux élections municipales ?

B. M. : Il y en qui se lancent en politique. Il est intéressant d’avoir des urbanistes et des architectes dans les équipes municipales puisque le projet est décidé en conseil. Je pense surtout qu’il est important d’avoir des architectes dans les collectivités à toutes les échelles, dans la maîtrise d’ouvrage, chez les bailleurs sociaux, dans les collectivités publiques…

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