Bernard Bégaud : « Interdire le débat public favorise le complotisme »

Les ITVs de l'IJBA
8 min readJan 5, 2021

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Propos recueillis par Anthony Derestiat et Maxime Giraudeau

Professeur de pharmacologie à l’université de Bordeaux et membre de l’unité de recherche INSERM U657 « Pharmaco-épidémiologie et évaluation de l’impact des produits de santé sur les populations », Bernard Bégaud livre son regard sur la récente découverte de vaccins contre la Covid-19 et sur le rôle de l’information durant la pandémie.

Les premières annonces de candidats vaccins sont intervenues moins d’un an après l’irruption de la Covid-19. Cela signifie-t-il que la recherche a seulement besoin d’importants moyens financiers pour mettre au point des vaccins pour d’autres maladies comme le SIDA, le paludisme… ?

Bernard Bégaud : Nous sommes face à une performance exceptionnelle car il s’agit d’un virus que nous connaissions peu. Cela signe un très grand dynamisme de la recherche, essentiellement privée. Les moyens mis par les firmes, sur un marché qui se chiffre en milliards de doses si on va au bout du « rêve », représentent un pactole. Les intérêts de la santé publique et financiers ont convergé. Nous n’avons pas d’exemple aussi rapide pour d’autres maladies. Pour le SIDA, il y a eu des essais de vaccin mais qui se sont révélés décevants puisqu’ils ne protégeaient que 20% des cas. Pour le paludisme, la bilharziose voire même la tuberculose, malheureusement, et cela relève de l’égoïsme des nations riches, les recherches ne sont pas assez financées. Ces maladies tuent des millions d’individus par an dans des pays à faibles ressources financières.

Au cours de la crise de la Covid-19, la communication du gouvernement français a failli, notamment sur les masques et sur les tests. Comment doit-elle s’organiser sur la vaccination ?

B.B. : Trois choses se conjuguent. Tout d’abord, une vaccination est toujours risquée car il s’agit d’une action de masse. On ne sait jamais ce qui peut se passer. Ensuite, la France est le pays record en termes de défiance vis-à-vis du vaccin. Cela est lié à des erreurs politiques du passé. Et enfin, depuis le début de la crise de la Covid-19, il y a eu quelques erreurs de communication sur les masques qui n’ont pas simplifié les choses et qui ont donné de la place au complotisme. Je pense qu’il faut s’appuyer sur la science mais aussi sur des messages simples, en particulier en associant d’autres personnes que les spécialistes de la bureaucratie scientifique.

Vous parlez d’erreurs politiques qui ont entraîné de la défiance envers les vaccins. A quoi faites-vous référence ?

B.B. : Il y a eu toute une série de fautes. Mais je pense particulièrement à la campagne de vaccination contre l’hépatite B de 1994, qui a été initiée par le ministre de la Santé de l’époque, Philippe Douste-Blazy, sans aucune préparation ni communication adaptée. Elle a été abandonnée aux deux firmes pharmaceutiques qui commercialisaient les vaccins. Cette campagne a dérapé, puisqu’elle devait être à destination des nourrissons et des personnels de santé, alors qu’elle a glissé vers monsieur et madame tout-le-monde. De fait, on a observé des effets indésirables que l’on n’aurait jamais dû voir, notamment neurologiques. Ces effets ne pouvaient pas survenir chez les bébés. Il y a eu un scandale énorme et, en plus, les autorités sanitaires se sont embourbées dans des espèces de mensonges pour s’en sortir. Ça a été terrible pour l’image de la vaccination.

L’Allemagne assure déployer un vaccin d’ici à la fin décembre. Comment fait-elle ? Et va-t-elle trop vite d’après vous ?

B.B. : L’autorisation de mise sur le marché d’un médicament relève d’une décision européenne. Tout le monde émet l’hypothèse que les agences américaines et européennes vont dire oui tout de suite et sans réserve aux vaccins. Tant que l’accord n’a pas été donné, aucun pays ne peut vacciner. J’espère que les dossiers déposés par les firmes sont très bons mais je rappelle que les agences du médicament doivent les évaluer. Elles peuvent poser des questions et demander des données complémentaires. On traite ces agences comme celles qui donnent un tampon administratif. Non, elles ont véritablement un avis à rendre. Si tout se passe bien, il est vrai que nous pourrions avoir avant 2021 une autorisation européenne. De fait, les premiers pays à être organisés pourraient vacciner.

La Covid-19 relève-t-elle du plus grand défi à relever pour la science ? Ou ce virus s’est-il imposé comme tel par la couverture médiatique massive ?

B.B. : C’est un débat douloureux. On ne va pas dire que la Covid-19 n’est pas importante et ne constitue pas la priorité. Le virus touche la planète entière, avec des différences géographiques. C’est une priorité, mais il ne faut pas oublier qu’il y a d’autres grands défis sanitaires comme la paludisme, la bilharziose et la tuberculose, que l’on a cités, dans les pays africains mais pas uniquement. En France, le cancer et les maladies cardio-vasculaires tuent beaucoup plus que ne tuera la Covid. Si l’on regarde les causes de mortalité sur la planète, ce virus arrive très loin. Il faut prendre garde à ne pas tout centrer sur lui. Cela demeure un défi énorme, mais si toute la recherche s’arrêtait pour s’y consacrer cela serait dramatique. En un an, un vaccin a été trouvé. Pour le cancer, cela fait cinquante ans que l’on engloutit des centaines de milliards d’euros dans la recherche et on ne l’a pas encore vaincu.

Michel Cymès a récemment déclaré que le débat entre scientifiques ne doit pas avoir lieu sur la place publique. Qu’en pensez-vous ?

B.B. : Je ne veux pas contredire Michel Cymès, que je respecte beaucoup, mais c’est assez curieux qu’il soit contre un débat scientifique public alors qu’il a milité pour cela. Je me méfie beaucoup des cénacles. Je pense que la santé publique est l’affaire du public. Escamoter un débat public pour une affaire de santé est toujours dangereux. Si on interdit un débat, nous risquons de favoriser le complotisme. Il faut se reposer sur les scientifiques, être transparent, ne rien cacher, et surtout, écouter. Sur ce point, je me permettrais d’être en désaccord avec Michel Cymès. Il faut que les débats aient lieu car cela permet de faire remonter les discours de personnes n’étant pas des spécialistes, mais qui peuvent avoir des réactions de bon sens. Couper les spécialistes et les politiques de la base se révèle dangereux.

Cela fait écho à une déclaration que vous avez faite aux Tribunes de la presse : “il faut être très prudent sur la communication scientifique : s’adresser aux gens et ne pas laisser le contre-discours s’installer.” Faut-il alors vouer une confiance aveugle et absolue aux décideurs ?

B.B. : De mon point de vue, on accuse beaucoup les anti-vaccins, les complotistes ou les « raoultiens », c’est-à-dire des gens très présents dans le débat. Interdire de tels discours, même si certaines théories complotistes me choquent beaucoup, serait une erreur. Il manque une parole publique forte qui présente simplement, de façon honnête et claire, la situation au moment où l’on parle. Les gens ont cherché des explications. Quand, par exemple, il est annoncé qu’il y a eu tant de milliers de nouveaux cas, cela est vécu comme une catastrophe. Cela signifie, certes, que le virus circule, mais si ces gens n’ont pas de symptômes et s’ils sont immunisés par la suite, ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Sur l’hydroxychloroquine, il n’y a pas eu de parole publique. Il y a eu le Professeur Raoult, puis les anti-Raoult qui se sont déchaînés, mais on n’a pas entendu d’arbitre.

Le conseil scientifique peut-il jouer ce rôle d’arbitre ? Est-il un outil pertinent pour l’expression de la parole scientifique auprès des décideurs ?

B.B. : Oui. Le conseil scientifique comprend sans doute trop de gens issus culturellement de la recherche sur le SIDA, mais il a toute la légitimité pour incarner la parole scientifique sur la Covid. Ses membres avaient anticipé dès l’été qu’on aurait une deuxième vague à cette période. Je pense qu’ils doivent communiquer dans la limite prévue pour leur mission. Il ne faut pas oublier qu’un expert ne doit pas s’exprimer sur les décisions à prendre, mais aiguiller le politique. Il faut vraiment qu’il y ait une séparation claire entre l’avis et le décideur. Le décideur prend l’avis mais intègre des considérations économiques, sociales, politiques… Il peut même décider à l’inverse de l’avis du conseil scientifique. Je regrette que cette répartition des rôles ait parfois un peu dérapé, car on faisait jouer au conseil scientifique le rôle de celui qui va nous annoncer un reconfinement ou un couvre-feu.

A -t-il vocation malgré cela à être pérennisé au-delà de la pandémie de la Covid-19 ?

B.B. : Il a très bien rempli sa mission et pourrait être utile au-delà de la Covid. Mais la France a une maladie : sa bureaucratie galopante dans les structures sanitaires. Il existe déjà le Haut Conseil de la Santé Publique, Santé Publique France, la Haute Autorité de Santé, la Direction Générale de la Santé, les Agences Régionales de Santé… Aucun pays au monde n’empile autant de couches. Il faudrait bien définir à quoi servirait ce conseil si on le maintenait. Nous risquons d’avoir une sorte de cacophonie, comme lorsque le ministre de la Santé a demandé au Haut Conseil de la Santé Publique un avis sur l’hydroxychloroquine, alors que ce n’est absolument pas son rôle.

Vous avez parlé à plusieurs reprises d’erreurs commises au sujet de l’hydroxychloroquine. Le déplacement d’Emmanuel Macron à Marseille pour rencontrer le Professeur Raoult en était-il une ?

B.B. : Je ne sais pas si ce déplacement marquait un soutien au Professeur Raoult, mais la presse et surtout les responsables politiques l’ont interprété comme tel. On a alors eu un phénomène de cour, ceux qui autour du président n’ont pas osé le froisser parce qu’ils croyaient qu’il soutenait le Professeur Raoult. Ce n’est pas un épisode très glorieux de la France sanitaire. Quand Didier Raoult, qui est quand même un grand infectiologue, a mis en avant l’hydroxychloroquine, il aurait fallu tout de suite l’évaluer et mener au plus tôt un essai en France. Selon moi, c’est la plus grosse bévue de la crise. C’était faisable, et cela aurait permis de vite balayer les débats. Nous avons ainsi perdu six mois en discussions stériles entre pro et anti-Raoult.

Les confinements ont mis en évidence la capacité des collectivités territoriales à agir efficacement. Plaidez-vous pour une meilleure décentralisation en matière de santé ?

B.B. : Je vais vous surprendre mais c’est un grand oui. J’étais un jacobin forcené qui croyait en la puissance régalienne, et ai milité pour ça toute ma vie. Mais j’ai vu où nous a mené la paralysie bureaucratique pendant la crise de la Covid. La base a été très solide, mais le système a été trop lent à réagir. Tout ceci m’a confirmé que l’échelon régional était le plus efficace. Les régions ont une carte à jouer en matière de santé, il faudrait casser ce modèle français et s’inspirer de l’Espagne ou de l’Allemagne.

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