Aurore Flipo : « Le confinement est venu tordre le prisme des médias sur le télétravail en zone rurale »

Les ITVs de l'IJBA
8 min readDec 14, 2020

Propos recueillis par Philippe Peyre et Julie Malfoy
14/11/20202

Docteure en sociologie, Aurore Flipo est spécialiste des questions de mobilités et de migrations. Elle analyse limpact du confinement sur la pratique du télétravail en zone rurale et sinterroge sur le sens à donner au travail.

Cette année 2020 aura été celle du télétravail contraint à domicile pour faire face à la crise sanitaire. Cette situation a-t-elle été l’occasion pour vous de développer de nouvelles recherches scientifiques dans ce domaine ?

Aurore Flipo : N’étant pas spécialiste du télétravail à la base, je suis entrée dans le sujet par le biais de la ruralité et de la mobilité. Le projet de recherche sur lequel j’ai travaillé et qui m’a amené à m’intéresser au télétravail portait sur les espaces de coworking, les tiers-lieux et leur impact sur les mobilités. Le confinement a été l’occasion de m’intéresser aux mobilités et à ce qui se joue dans nos vies lorsque l’on en est privé. Une autre manière d’envisager le télétravail.

Vous avez lancé une enquête intitulée « Mobilités rurales en période de confinement » et vous avez publié les premiers résultats. 20 % des personnes interrogées télétravaillaient déjà régulièrement, ce qui est bien supérieur à la moyenne nationale (7 %). Qu’est-ce que cela traduit de la pratique du télétravail en zone rurale ?

A.F. : Le confinement est venu mettre en lumière un phénomène déjà bien identifié. D’une part, les espaces de coworking existaient déjà avant, et, d’autre part, ils répondent à une demande constituée en majorité de travailleurs indépendants et de freelance. Ils concernent moins les salariés. Sur ces 20 % qui télétravaillaient déjà régulièrement, il faut noter, dans cette étude, une petite distorsion dans l’échantillon de départ, due à une surreprésentation des cadres.

Malgré tout, j’ai la sensation que le confinement est venu tordre le prisme des médias sur le télétravail. On a finalement beaucoup parlé de l’expérience du confinement pour les cadres. Or, ces derniers télétravaillaient déjà avant le confinement. Mais cela n’a pas du tout été le cas de tous. Une situation dont on a moins parlé dans les médias.

Les médias se seraient-ils trop concentrés sur une pratique du télétravail finalement pas si répandue que cela ?

A.F. : Le télétravail s’est développé comme jamais dans l’histoire française et il n’a pas concerné seulement les cadres, mais aussi des professions qui n’en avaient encore jamais eu la possibilité. Le phénomène s’est énormément amplifié, c’est certain. Cependant, les représentations du télétravail à la campagne ont beaucoup puisé dans l’imaginaire de la résidence secondaire des Parisiens qui partent à l’île d’Oléron, alors que ce n’est pas la situation moyenne des Français. Autour de la ruralité, on a beaucoup parlé des résidences secondaires et moins des personnes qui habitent en permanence au sein de ces territoires. Cette dimension est aussi apparue pendant le débat des Tribunes de la presse, avec l’idée d’un retour de l’État dans les territoires ruraux, et le besoin de repenser l’aménagement du territoire rural. C’est très bien, mais cela donne le sentiment que nous redécouvrons ces territoires comme s’ils étaient le nouveau monde. Comme si personne n’y avait encore jamais habité jusqu’à présent, et ce, alors que les habitants des territoires ruraux ont déjà beaucoup souffert du retrait des services publics. Tant mieux si aujourd’hui, on se repose cette question, mais il ne faut pas attendre non plus qu’il y ait des télétravailleurs pour se la poser.

Lors du premier confinement, nous avons assisté à ce qui a été décrit comme un exode massif des urbains vers les campagnes. Pensez-vous qu’il s’agissait là d’un mouvement anecdotique ou d’une réelle tendance de fond ?

A.F. : Le fait de quitter la ville pour la campagne n’est pas une dynamique nouvelle. Le cycle démographique de personnes parties en début de carrière pour faire leurs études à Paris et qui retournent ensuite dans leur région d’origine est tout à fait classique et existe depuis très longtemps. De même que la notion d’une reprise démographique des campagnes ; on ne parle plus d’exode rural depuis longtemps ! Cette question peut être reliée au nouveau rapport que l’on entretient avec la campagne, l’envie d’être plus proche de la nature et d’en profiter de manière récréative, mais aussi l’étalement urbain ou encore la pression des prix qui font que les personnes s’éloignent des villes. Ces deux facteurs-là étaient déjà présents. De même que l’imaginaire autour du résident secondaire qui va polluer avec ses microbes, ou d’autres choses, des territoires plus sauvages, est un thème assez classique aussi. Finalement, plusieurs tendances ont subitement été visibles, tout comme la question de l’inégalité face au logement et aux conditions de vie.

Lorsque l’on parle de télétravailleurs, il faut distinguer celui à domicile de celui qui évolue dans ce qu’on appelle des tiers lieux, comme par exemple les espaces de coworking. Est-ce qu’il s’agit sociologiquement des mêmes populations ?

A.F. : Rien que le terme “télétravail” recouvre par mal de réalités différentes. Si l’on s’en tient à une définition plutôt stricte, on le considère comme un travail réalisé à distance du donneur d’ordre. Le télétravail salarié, par exemple. Mais si on raisonne de manière un peu plus large, le télétravail peut être plein d’autres choses : un livreur qui reçoit ses commandes sur son téléphone portable, des personnes qui font des micro-tâches liées à l’économie d’Internet… Ce sont des formes de télétravail. Tel qu’on le conçoit généralement, le télétravail renvoie à celui d’un salarié parce qu’on a besoin d’un cadre législatif, alors que les autres formes se sont développées hors cadre, en tout cas d’une façon nettement moins visible. Pour répondre à votre question, ce ne sont pas du tout les mêmes populations qui vont être dans la livraison, le télétravail salarié ou dans les tiers lieux, c’est certain ; mais je ne dispose pas de données précises sur le profil sociodémographique des personnes qui ont pratiqué le télétravail pendant le confinement. On sait que ce sont davantage les cadres qui l’ont pratiqué, suivant une répartition assez classique du télétravail, mais avec quand même de fortes variations dues à l’échelle et au caractère obligatoire.

Une étude Odoxa pour le cabinet GAE* documente l’accroissement des risques d’addiction en situation de télétravail : tabac, alcool, substances, dégradation de l’alimentation et réduction des pratiques sportives. Observe-t-on ce phénomène chez ceux qui occupent les espaces de coworking ? Comment faire en sorte que télétravail ne rime pas avec souffrance au travail ?

A.F. : Nous n’avons pas interrogé les personnes sur leurs addictions, je ne pourrai donc pas répondre sur ce point en particulier. En revanche, les personnes interrogées dans ces espaces ont très souvent fait l’expérience du travail à domicile et se sont rendues compte que ça ne leur convenait pas. D’une manière plus générale, le télétravail est choisi pour répondre à un projet de vie, à l’emploi du partenaire, ou parce que l’on a besoin de se défaire de la contrainte spatiale du travail, mais ce n’est pas le travail à domicile en soi qui est choisi. Celui-ci est plutôt vécu comme une contrepartie assez déplaisante, et pour certaines personnes, il peut occasionner une véritable souffrance. Ce sont ces individus que l’on va retrouver dans les tiers lieux. Plusieurs facteurs peuvent peser sur la qualité du travail et du télétravail. Le plus important, me semble-t-il, est le lien social. Cette expérience du confinement nous a montré que le travail ne correspond pas seulement au contenu productif de l’activité, mais bien à l’activité sociale, collective. On a besoin qu’il y ait d’autres personnes avec soi pour donner du sens au travail, de même que si l’on est entouré de personnes toxiques, le travail perd tout son sens. Il y a aussi le débordement du travail sur la vie privée, des personnes qui vont travailler très tard le soir, qui vont avoir du mal à s’arrêter parce qu’il n’y a pas de coupure physique entre le travail et chez soi. Cela peut mener à des difficultés, en particulier lorsqu’un employeur met la pression, ce que l’on a pu observer pendant le confinement. Certains ont continué de pressuriser leurs salariés placés pour partie en chômage partiel, attendant d’eux qu’ils soient aussi productifs que d’habitude. Et ce, sans forcément prendre en compte la présence des enfants à la maison. Le cocktail parfait pour un burn-out.

Quelles pistes, quelles solutions pourrait-on envisager pour encadrer le télétravail hors entreprise ?

A.F. : L’agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) alerte depuis longtemps sur les dangers inhérents au télétravail, sur le droit à la déconnexion ou encore la nécessité de préserver la vie personnelle des salariés. Les risques sont connus depuis que le télétravail existe, mais il appartient aux instances paritaires d’aborder ces questions de risques psychosociaux. Des négociations ont eu lieu récemment entre les organisations syndicales patronales et salariées pour en discuter, mais pour le moment, les organisations patronales n’ont pas souhaité inclure la prévention de ces risques dans les négociations. Et il y a évidemment la notion de contrôle. Il est déjà assez compliqué de contrôler la qualité de vie dans les entreprises quand on fait une expertise, s’il faut aller contrôler les salariés chez eux, cela devient vraiment complexe. De même, l’action collective et l’activité des syndicats est rendue compliquée par l’éclatement spatial des salariés.

Entre les deux confinements, on a assisté à un retour des travailleurs en présentiel au sein des entreprises. Hors pandémie, comment pensez-vous que les entreprises vont continuer à développer le télétravail ? Est-ce que l’année 2020 marque un tournant dans cette culture du télétravail que l’on essaie de développer ?

A.F. : Difficile à dire. Pendant le premier confinement, beaucoup de choses ont été écrites sur un prétendu changement d’ère, professant que plus personne ne reviendrait jamais au travail. On ne fait jamais une révolution en un an. Ce sont des choses qui prennent plus de temps, qui peuvent évoluer aussi encore à l’avenir. On voit que le lien social reste important, mais difficile après de dire si le télétravail est à encourager ou à éviter. Tout dépend de la relation de travail dans laquelle on se trouve. Avec de la confiance, de l’estime et des bonnes conditions de travail, tous les éléments sont réunis pour que le télétravail se passe sereinement. Dans un cadre toxique, avec beaucoup de pression et du harcèlement moral, l’isolement peut apporter encore plus de problèmes. On ne peut pas raisonner en termes généraux, cela dépend de chaque entreprise et de chaque secteur d’activité. En revanche, il y a eu une prise de conscience. Le télétravail était possible là où on ne le pensait pas, et il n’était peut-être pas souhaitable dans d’autres situations. Cela donne du grain à moudre à la réflexion, et questionne aussi le rôle des outils de communication dont on découvre les potentialités, mais aussi les limites. Tout cela a encore besoin de mûrir.

*Étude Odoxa-GAE Conseil (avril 2020) : Confinement, Télétravail & Comportements addictifs : Le point de vue des Français

--

--

Les ITVs de l'IJBA

Vous trouverez sur ce site les interviews réalisées par les étudiants en M1 à l'IJBA dans le cadre des Tribunes de la Presse de Bordeaux