Anne-Lorraine Bujon de l’Estang : « Je ne crois pas à la thèse d’une dépolitisation »
« Ni politologue, ni sondeuse », Anne-Lorraine Bujon de l’Estang tient à rappeler qu’elle ne fait que livrer son avis de directrice de la rédaction de la revue Esprit. Cette dernière, qui fête ses 90 ans en 2022, met l’accent sur la réflexion et la philosophie politique, plutôt que sur l’information pure. L’objectif ? Faire comprendre le monde en prenant du recul sur ce qui fragilise aujourd’hui la démocratie et éloigne les Français•es des urnes.
Propos recueillis par Janice Bohuon et Gilles Foeller
Il y a 4 ans, le mouvement des Gilets jaunes naissait. Il a donné lieu à de nombreuses revendications démocratiques. Pourrait-il renaître aujourd’hui ?
Anne-Lorraine Bujon de l’Estang : Je n’ai pas de boule de cristal. Toutes les conditions qui ont précédé l’émergence du mouvement sont encore là. Rien n’a été résolu. L’épidémie de Covid-19 a jeté comme un couvercle sur le mouvement et je me fais souvent la réflexion qu’on n’a pas vraiment tiré les leçons des Gilets jaunes, ni de l’épidémie d’ailleurs. Nous avons l’air pressé•es de passer à l’étape suivante. Maintenant, la guerre en Ukraine rebat les cartes. Nous sommes tourné•es vers les années qui viennent en oubliant, un peu vite, que nous sortons de plusieurs crises empilées.
Depuis les Gilets jaunes, Emmanuel Macron se vante pourtant de renouveler la démocratie, à coups de conventions citoyennes ou de grands débats. Où se situe le blocage ?
A.L. B.de L. : L’élection d’Emmanuel Macron en 2017 peut être vue comme un symptôme d’une forme de crise démocratique. Il était le candidat antisystème. Mais maintenant, cela joue contre lui ! Le Grand débat national, la Convention citoyenne sur le climat, toutes ces initiatives donnent le sentiment que le gouvernement a pris acte d’un déficit de consultation et de participation démocratique. En revanche, il y a une absence de bonne foi et de volonté politique. Cela ressemble à un exercice de communication, sans prise en compte de ce qui s’est exprimé. Il y a le sentiment que les gens qui nous dirigent ne jouent pas le jeu et qu’ils font semblant d’écouter. C’est très dangereux et de nature à aggraver la défiance. D’ailleurs, nous remarquons que cette défiance va dans les deux sens. C’était très évident au départ de la crise pandémique, avec une approche paternaliste. Les citoyen•nes n’ont été associé•es à aucune des décisions, prises en conseil de défense, dans un bunker…
Ce blocage se ressent aussi à travers l’abstention. Médias et politiques en parlent à chaque élection, mais elle s’étend. Que se cache-t-il derrière cette incapacité à (re)mobiliser les citoyen•nes, notamment les plus jeunes ?
A.L. B.de L. : Nous ne pouvons pas nous cantonner à dire que les abstentionnistes sont de mauvais citoyens. Les discours qui consistent à les culpabiliser me semblent manquer la cible, et notamment du côté des jeunes. La thèse d’une dépolitisation générale persiste. L’idée selon laquelle nous serions devenu•es une société d’individus égoïstes, à laquelle je ne crois pas. Certes, nous avons un problème d’individualisme, de lien social, mais nous assistons aussi à des formes de repolitisation. Parfois, il s’agit d’une repolitisation désespérée, par le vote extrême, avec presque un désir de catastrophe ou de violence. Je pense aussi que nous avons à faire à une repolitisation en dehors des institutions. Par exemple, les jeunes sont-ils dépolitisés ? Non ! Ils sont sur-politisés, au point qu’ils disent que tout est politique : ce qu’ils mangent, avec qui ils couchent, comment, où. C’est comme si cette énergie ne trouvait pas à se canaliser dans les institutions. Marches pour le climat, manifestations contre les violences faites aux femmes, actions-choc antispécistes…, tout cela est de nature totalement politique, mais ne passe plus par le jeu de la politique électorale. En fait, nous avons beaucoup accentué l’importance des élections libres, mais les élections, cela ne suffit pas. La démocratie passe aussi par des modes de participation, de délibération collective.
Ces luttes peinent à atteindre les personnalités politiques qui s’en désintéressent, parfois les dénigrent. Comment l’expliquez-vous ?
A.L. B.de L. : Il faut dire aussi que les formes de mobilisation politique non institutionnelles ont des manques. Dans les mobilisations comme Nuit debout ou Occupe Wall Street, il y a quelque chose d’infrapolitique. Elles gardent un côté extraordinairement fragmenté et gazeux, n’arrivent pas à s’agréger en une demande collective. Nous entendons des prises de paroles individuelles qui ne peuvent pas conduire à un projet d’action et de transformation sociale et politique. Au sein de notre revue, nous croyons aux institutions. Parfois, elles se sclérosent, se dévitalisent et se corrompent. Dans ces cas-là, elles ont sérieusement besoin d’être réformées, réinventées ou remplacées. Nous avons besoin d’un moment instituant, d’un fondement. Ce qui manque aujourd’hui ? Un projet politique collectif, une vision de la société vers laquelle nous voudrions aller.
Nous avons parlé de l’abstention mais la crise démocratique se ressent aussi dans les urnes avec les votes pour les extrêmes. Quel regard portez-vous sur leur montée ?
A.L. B.de L. : La montée des extrêmes touche toutes les vieilles démocraties avancées. Il y a une chose à laquelle nous revenons souvent dans la revue, et qui nous vient de la pensée de Claude Lefort. Il nous rappelait qu’au cœur de la démocratie, la conflictualité est saine. Le rôle de la démocratie est de permettre à différents points de vue de s’exprimer, de s’affronter et de trouver des issues positives. La montée des extrêmes dans laquelle nous sommes aujourd’hui est donc aussi le résultat de 30 ans de néolibéralisme qui ont ressemblé à une forme de sortie du politique, comme s’il n’y avait plus qu’un seul modèle possible. C’est le fameux « There is no alternative » de Margaret Thatcher. Plus d’oppositions, plus de conflits, mais seulement la recherche de solutions technocratiques. Or, à la revue, nous avons l’idée que si une chose se solidifie et devient un dogme, cela est dangereux. Nous restons méfiants face à la doctrine.
À quel point la responsabilité médiatique est-elle forte face à cette montée ?
A.L. B.de L. : Dans ma revue, nous croyons aussi à une certaine prise de distance par rapport à l’actualité immédiate pour proposer des outils de réflexion. Nous croyons au développement de la capacité critique des gens. Les deux gros booms de notre site internet ont été le confinement et le déclenchement de la guerre en Ukraine. Quand le monde va très mal, notre revue va mieux.
À l’inverse, je trouve que les formats que privilégie aujourd’hui la télévision, par exemple, sont souvent très insuffisants. Le commentaire incessant de l’actualité tourne un peu en rond. Mieux vaut un bon reportage que trois plateaux télé avec des experts qui se succèdent ! De fait, les commentaires sont beaucoup moins chers à produire. Pour ma part, je souhaiterais nous voir revenir à du journalisme d’investigation, d’information et de reportage intelligent et bien fait, qui emmène les gens dans des endroits où ils ne vont pas. Ce qui me préoccupe aussi est l’impression d’une bulle politico-médiatique, d’un théâtre déconnecté du réel. Et pendant ce temps, Cyril Hanouna va nous dire qu’il parle pour le bon peuple. C’est de la pure démagogie, et cela a des effets dramatiques.
Agrégée d’anglais, spécialisée en études américaines, vous avez passé du temps aux États-Unis, qui connaissent une crise démocratique particulièrement violente. Peut-on comparer cette situation à la nôtre ?
A.L. B.de L. : La situation politique aux États-Unis est celle d’une crise politique et institutionnelle. Dans cette crise institutionnelle, nous trouvons des ingrédients qui sont très différents de ce qu’ils sont chez nous. Il y a la question du fédéralisme avec des différences entre États. Ensuite, au niveau politique, une polarisation extrême est favorisée entre autres par un certain environnement médiatique. Les talkshows avec des polémistes d’extrême droite comme Rush Limbaugh ont joué un très grand rôle. La situation est, je pense, moins grave chez nous, en France. Toutefois, les chaînes de Bolloré évoquent parfois un pré-Fox News. Il faut y prêter attention.
Pour ce qui est de l’abstention, la comparaison est intéressante. Les États-Unis ont toujours eu un problème d’abstention massive, avec des chiffres qui, avant l’élection de Trump, nous paraîtraient catastrophiques en France. En revanche, en ce moment, ce pays est dans une remontée de la participation électorale. Peut-être que les enjeux sont devenus tellement importants que les Américain•es retournent voter, pendant qu’en France, l’abstention progresse.