Alberto Manguel ou la lecture comme boussole

Les ITVs de l'IJBA
7 min readDec 10, 2023
Alberto Manguel, écrivain argentin et passionné de littérature. Crédit : Margot Sanhes

Propos recueillis par Lila Olkinuora et Margot Sanhes

Alberto Manguel était présent à Bordeaux dans le cadre des Tribunes de la presse et des vingt ans du festival Lettres du Monde aux côtés de son confrère Javer Cercas. L’illustre écrivain argentin de 75 ans a largement évoqué sa passion de la lecture, et a aussi fait entendre son avis sur l’actualité.

Comment aimez-vous vous présenter ?

Alberto Manguel : J’ai appris à dire « je suis lecteur, plutôt qu’écrivain », mais ça ne veut rien dire. Je pense que les meilleures présentations de soi sont faites lorsqu’on est dans une conversation et que vous sortez de l’interview en vous disant « c’est un sale con » ou « c’est un personnage intéressant ». C’est à dire quand vous mettez une étiquette sur le personnage que vous interviewez. Mais j’ai appris que toute étiquette est fausse. Quand vous résumez la personne en trois, quatre mots c’est nécessairement faux car c’est le chemin des paresseux. On ne s’étend pas sur la complexité des personnages.

Cette année le thème des Tribunes de la presse est « les passions ». Qu’est-ce que cela vous inspire ?

A.M. : Si par passion nous entendons la force qui nous pousse à créer, alors je pense que c’est une force essentielle pour survivre dans le monde. Évidemment il y a des passions louches ou des passions néfastes comme celles qui peuvent nous pousser à des violences. Mais il y a des passions positives. On me parle souvent de comment faire pour que les jeunes lisent, comme si c’était seulement un problème des jeunes. Mais je ne crois pas aux grandes publicités. Ce qui sert, c’est la passion. La passion de celui qui vous parle de lecture. Vous n’êtes pas lecteur, vous donnez les excuses qu’on donne toujours : j’ai pas le temps, je préfère les jeux vidéos… Mais si vous êtes confrontés à un professeur, à un ami, qui est passionné par la lecture, sa passion peut être contagieuse. Et je crois que c’est cela qui sert à créer d’autres lecteurs : la passion.

Qu’est-ce que les livres ont de si particulier ?

A.M. : J’ai grandi enfant unique. Mon père était ambassadeur. J’ai été élevé par une nourrice à l’ambassade et elle me donnait des livres à lire. Les livres étaient mon entrée dans le monde. Je connaissais l’aventure, l’amour, le voyage, la mort, par les livres. Quand nous sommes retournés en Argentine, j’ai vu qu’à l’école j’avais les mots pour nommer mes expériences. Mais la relation de ceux qui ont le sentiment de l’importance du livre pour nommer le monde n’est pas la même que la mienne. J’ai un côté fétichiste. J’aime l’objet livre. J’insiste sur le fait que vous pouvez être un grand lecteur sans vouloir posséder des livres. Certains se laissent porter par les avantages d’un texte virtuel. Mais dans mon cas particulier c’est l’objet livre que j’aime. J’aime tout l’aspect sensoriel du livre : le poids, l’odeur, la relation physique que j’ai avec lui. Mais il n’y a pas de hiérarchie. Il n’y a pas une manière de lire qui est meilleure qu’une autre. C’est ce que moi j’aime. La relation que j’ai avec le livre est intellectuelle, est amoureuse, est physique.

Vous avez fait la lecture à Borges dans votre jeunesse. Qu’est-ce que cela vous a apporté en tant que lecteur et en tant qu’écrivain ?

A.M. : À l’époque j’avais 14 ou 15 ans. J’allais au lycée, et il y avait des cours dans l’après-midi, et après mes soirées étaient libres. Donc j’ai voulu trouvé du travail dans une librairie, pour avoir de l’argent de poche et acheter des livres. J’ai téléphoné dans des librairies, et ils ne m’ont pas fait d’offre car j’étais trop jeune. Mais une librairie m’a finalement dit de venir, et la libraire m’a engagé. Alors j’ai commencé à travailler là le soir après l’école. Borges venait y acheter ses livres. Un

jour il m’a demandé si j’étais libre le soir pour lui faire la lecture, il aurait pu demander à n’importe qui. Il était aveugle et vieux et j’avais entendu parler de lui parce qu’on l’avait étudié à l’école. Je me suis dit « tiens je vais être généreux je vais y aller ». C’est longtemps après que je me suis aperçu que la vie m’avait fait le cadeau d’être dans la tête d’un des plus grands lecteurs du monde. Borges voulait vraiment quelqu’un qui débite le texte, pour qu’il puisse s’en souvenir. Et à partir de ça, il faisait des commentaires pour lui-même. Sauf que j’étais là et qu’il les faisait à haute voix. C’était des remarques sur la structure du texte, l’emploi d’un mot, la construction d’un personnage, etc… Mais c’était tout pour son propre plaisir et sa propre construction. Mais j’étais là, j’écoutais tout et cela m’a beaucoup appris sur la lecture.

Vous aviez une bibliothèque de 40 000 ouvrages, comment l’avez-vous remplie ?

A.M. : Vous arrivez à avoir une grande collection de livres en n’ayant pas de portable. Non, sérieusement, comme j’ai commencé à lire très tôt, j’ai acheté des livres tôt et j’ai donc fini par accumuler une grande collection. Mais c’est aussi parce que j’aime l’objet livre. Borges avait lu beaucoup plus de livres que moi mais il n’en possédait que 600 ou 700. Il les donnait. Quand le maire de Lisbonne m’a appelé pour savoir si je voulais donner ma bibliothèque au Centre de la lecture qui était créé à Lisbonne, c’était incroyable car je ne savais pas quoi faire de mes livres. Ce fut la résurrection de la bibliothèque. Le bâtiment qu’ils nous ont donné est en travaux. C’est un magnifique palais qui va être inauguré dans un an ou deux. C’est une preuve de plus que les bibliothèques ne meurent pas.

Qu’est-ce que vous entendez par « les bibliothèques ne meurent pas » ?

A.M. : Les dictatures et extrémistes ont peur de l’acte intellectuel. Ils savent très bien que pour gouverner avec force, il faut avoir des citoyens qui ne réfléchissent pas. La lecture ne fait pas obligatoirement du lecteur quelqu’un qui réfléchit, mais elle peut aider à ça. La littérature, dans sa riche ambiguïté, vous force à réfléchir sur des personnages qui ne sont pas dogmatiques. Alors les gouvernements totalitaires veulent détruire les bibliothèques, tuer les écrivains et brûler les livres. Mais ça ne marche pas vraiment car même les livres brûlés sont conservés dans les mémoires de ceux qui les ont lu. Et parfois même dans la mémoire de ceux qui les critiquaient.

Alors, avez-vous espoir dans le lecteur ?

A.M : J’ai espoir dans le lecteur, espoir dans le livre, mais je n’ai pas beaucoup d’espoir dans l’espèce humaine. Nous sommes au bord du précipice, comme jamais auparavant. D’un point de vue écologique, politique et même intellectuel. Collectivement, nous sommes en train de nous suicider. Mais c’est l’opinion d’un vieillard.

Face à ce constat, quel le pouvoir de la littérature sur le monde ?

A.M. : La littérature nous offre des possibilités, des stratégies. Elles sont là si nous voulons les chercher. Dans le conflit israëlo-palestinien, le livre que je trouve le plus utile c’est L’Iliade. Cela raconte la guerre qui est le modèle de toute guerre. Et Homère a l’habilité de ne pas prendre partie. L’une des scènes finales à laquelle je pense ici, c’est la scène où le roi Priam de Troie va voir Achille pour lui demander le corps de son fils Hector. Achille a tué Hector, qui a tué l’ami d’Achille, Patrocle. C’est un cercle de meurtres. Et la scène nous présente le vieux roi en pleurs demandant à l’assassin de son fils le corps de son fils. Le lecteur croit qu’Achille va le renvoyer et se moquer de lui. Mais Achille voit le vieux Priam et pense à son propre père qu’il ne verra plus. Et en le voyant il commence à pleurer. Priam, voyant Achille, pense à son fils, et commence à pleurer. Les deux hommes s’embrassent. Il n’y a pas d’assassin. Il y a seulement deux hommes qui souffrent pour les mêmes raisons. Pour moi, c’est une scène qui montre ce qui est en train de se passer avec les victimes du Hamas et celles de Nethanyaou. On ne peut pas choisir des victimes, et dire qu’une vaut mieux que l’autre. Homère a l’habilité de nous montrer ça d’une façon déchirante. Donc la littérature peut servir à quelque chose.

Crédit : Margot Sanhes

Si vous deviez choisir entre l’écriture ou la lecture, que garderiez-vous ?

A.M. : La lecture ! Je suis arrivé à l’écriture par la lecture. Borges disait une chose très vraie : « l’écrivain écrit ce qu’il peut, alors qu’un lecteur lit ce qu’il veut ». La lecture m’a amené à l’écriture. J’ai écrit Une histoire de la lecture pour savoir ce que je faisais comme lectures. Tous mes livres ont un pied dans la bibliothèque.

Si vous aviez un livre à conseiller, lequel serait-il ?

A.M. : Sans vous connaître, c’est impossible de vous conseiller. Je ne sais pas si vous aimez les anchois sur la pizza, ou l’ananas. Il faut que vous me racontiez vos goûts. Quand vous offrez un livre, c’est une façon de dire à la personne, voilà ce que je pense de toi, voilà ce que tu es pour moi. Les bibliothèques parlent aussi des gens. Toute bibliothèque, aussi petite qu’elle soit, a l’identité de son lecteur. J’aime beaucoup regarder les rayonnages quand je suis chez quelqu’un pour comprendre au travers des livres qui est cette personne.

En 2014, dans un entretien à La Grande Librairie, vous compariez la lecture à un voyage. Quelles contrées littéraires vous reste-t-il encore à découvrir ?

A.M. : À mon âge je déteste voyager. Les aéroports sont devenus infernaux. Les livres nous permettent de voyager et d’entreprendre des voyages même dans des lieux qui n’existent pas. En anglais, il y a l’expression « voyageur de fauteuil ». La lecture nous permet ça. Et je n’ai pas tout lu, il y a surement de nouveaux paysages dans des livres à venir.

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