Alain Guillemoles : « L’agression russe a eu l’effet inverse de celui voulu par Poutine. Il a unifié les Ukrainiens contre l’ennemi commun »

Les ITVs de l'IJBA
6 min readNov 28, 2022

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Le 24 février 2022, la Russie envahissait l’Ukraine. Journaliste à La Croix et reporter en Ukraine, Alain Guillemoles a suivi la naissance de ce pays depuis les années 90. Pour cet expert, l’affirmation de l’identité ukrainienne, au fil des décennies, permet à cette nation de résister à l’invasion. Rencontre.

Propos recueillis par Yohan Chable et Eve Figuière-Brocard

Quels critères selon vous permettent de définir, de manière générale, l’identité d’une nation ou d’un peuple ?
Alain Guillemoles
: Ce qui fait une nation, c’est son histoire, et lorsqu’elle se rassemble autour d’une même interprétation des événements historiques. Lorsque l’URSS s’est effondrée, l’Ukraine s’est retrouvée indépendante et un peu perdue. Certains se voyaient encore dans l’orbite russe, tandis que d’autres tendaient vers l’Europe. Ce sont surtout les petites agressions de la Russie, liées à la redécouverte de leur histoire, comme par exemple l’Holodomor, cette famine causée par les communistes russes qui voulaient collectiviser l’agriculture, et qui a tué entre 4 et 7 millions de personnes, qui ont recréé la nation ukrainienne. Les Ukrainiens se sont unis autour de ce type d’évènements de leur passé, et ont pris conscience de la nécessité de se protéger de la Russie pour ne pas revivre ce genre de drames. Il a donc fallu s’unir autour de la culture, la langue ou encore l’histoire pour s’affirmer comme ukrainiens. Ces derniers trouvent que les russes ont essayé d’effacer leur histoire, et se retrouvent maintenant autour de cette imaginaire cosaque, ces paysans guerriers attachés à leur terre des siècles précédents, pour sauvegarder leur culture.

On pense généralement que les russophones, notamment dans l’Est du pays, sont plutôt pro-russes, qu’en est-il en réalité?
A.G. : En France, nous avons eu tendance à voir la chose de manière assez caricaturale, entre deux blocs simplifiés, l’un pro-Russe, l’autre pro-Europe. La réalité est plus complexe. Il a effectivement existé deux blocs, un réformateur qui regardait vers l’Europe, l’autre partisan d’un statu quo et nostalgique d’un passé soviétique glorieux. À l’est, il y a, il est vrai, beaucoup de russophones. Les gens se sentent proches de la culture russe mais ont tout de même très mal vécu leur agression. Beaucoup se sont engagés dans l’armée et ont même abandonné la langue russe au profit de l’ukrainien. Même s’ils ont des différences, la plupart des habitants de l’est, comme ceux par exemple de la ville russophone d’Odessa, ont dans l’idée de vivre dans un pays libre. Après, il est vrai qu’il existait, avant la “Grande Invasion”, le 24 février 2022, un parti ouvertement pro-Russe, dirigé par un milliardaire proche de Poutine, Viktor Medvedtchouk mais son parti faisait environ 10% de voix, donc une minorité parmi les ukrainiens. Depuis l’invasion, ce pourcentage a encore baissé, même s’il reste une partie de la population minoritaire dans l’Est qui collabore avec la Russie et souhaite la voir réussir.

Dans un podcast pour France Culture, vous dites que les ukrainiens vont devoir “reconquérir leur identité, leur pays”. Cela signifie-t-il que la perte d’une partie d’un territoire influence directement l’identité nationale ?
A.G. : Il est vrai que la perte d’une partie de leur territoire a soudé les ukrainiens, mais cela a surtout touché les populations habitant dans les zones envahies. Elles se retrouvent alors dans la situation de déplacés internes, ou décident de rester et vivent donc sous occupation. Vivre sous occupation russe, cela veut dire qu’on doit prendre le passeport russe ; la Russie organise dans ces territoires une administration de manière autoritaire. Elle peut aussi demander à ces gens de participer à la guerre, au service de l’armée russe et d’aller combattre d’autres ukrainiens. Au niveau économique, la Russie essaye également d’intégrer ces régions, comme par exemple en rattachant la centrale nucléaire de Zaporijia au réseau électrique russe. La Russie a aussi récupéré des orphelins dans des orphelinats pour les envoyer dans des pensionnats en Sibérie et en faire de “parfaits petits russes”. Cette invasion de territoire touche donc surtout les zones envahies, et pas vraiment l’identité ukrainienne, qui en sort renforcée.

On voit que les Pays Baltes et la Géorgie soutiennent militairement l’Ukraine, entre autres. Pensez-vous qu’il existe aujourd’hui une solidarité fondée sur une identité commune entre les anciennes républiques soviétiques ?
A.G. : Pas sur l’identité nationale mais sur une certaine identité de destin, oui. En fait, les Pays-Baltes, la Géorgie et la Moldavie ont vécu la même histoire, ou bien craignent de la vivre. Ce qui protège les Pays-Baltes, c’est qu’ils sont dans l’Union Européenne et dans l’OTAN ; mais au temps de l’URSS, ils avaient tous le même statut : des républiques au sein de l’Union Socialiste Soviétique. Ils sont sortis de l’URSS quand elle s’est effondrée, ont développé des pays indépendants et font face à une pression russe. La Géorgie a vécu exactement ce que l’Ukraine vit aujourd’hui lorsque la Russie l’a envahie en 2008. Quand les Géorgiens ont vu ce qu’il s’est passé en Ukraine, ils ont revécu leur propre histoire et beaucoup d’entre eux ont décidé de soutenir l’armée ukrainienne. Ces Géorgiens ont une identité de destin et une solidarité qui est toute naturelle avec ce que vit l’Ukraine aujourd’hui.

En toile de fond du conflit russo-ukrainien, certains, comme le patriarche de l’Église orthodoxe russe Kirill voient également dans ce conflit une “guerre sainte”. Nous avons aussi observé une certaine union religieuse sur la place de Maïdan, que pensez-vous de la dimension religieuse en Ukraine ?
A.G. : L’Ukraine est aussi un État multiconfessionnel, mais dont l’Église orthodoxe occupe une place centrale. Or, au temps de l’URSS, l’église ukrainienne était une partie importante de l’église russe car c’était là que l’Église Russe avait le plus de paroisses. Donc, quand l’Ukraine est devenue indépendante, une partie des orthodoxes ukrainiens a voulu avoir son église orthodoxe nationale. Ce qui fait que les orthodoxes en Ukraine sont divisés en deux églises. L’Église Ukrainienne, de plus en plus importante au fur et à mesure de la guerre, s’adresse à ce qui reste de l’Église Russe, en Ukraine ; en lui demandant de se dissocier du patriarche de Moscou, qui soutient l’agression contre leur pays. Il existe une forme de conflit religieux en Ukraine, au point que le parlement Ukrainien pourrait décider d’interdire cette Église orthodoxe qui est restée dans le giron de Moscou, et organiser la récupération d’un certain nombre de sites religieux qui ont une grande importance symbolique. C’est une étape très délicate que l’Ukraine veut franchir pour consolider son indépendance et sa nation. Tous les orthodoxes qui restent dans le giron du patriarcat de Moscou sont dans une situation un peu difficile parce qu’ils veulent leur rester fidèles. Ils se disent opposés, bien sûr, à l’invasion, mais en même temps, pour des raisons théologiques, ils veulent rester en symbiose avec ce qu’ils considèrent comme les descendants des apôtres. Il y a la guerre et à l’intérieur de cette guerre, il y a de multiples conflits, et cela reste un des conflits les plus difficiles à résoudre pour l’Ukraine aujourd’hui.

Peut-on dire que nous assistons à une espèce d’Union sacrée, comme nous en avions eu en France pendant la Première Guerre mondiale ?
A.G. : Tout à fait. Il y a bel et bien une Union sacrée. Le terme “Union sacrée” se référait au parlement ; il y avait des factions différentes mais tous étaient unis pour soutenir l’effort de guerre. Ce qui se passe en Ukraine est exactement la même chose. Quand la guerre a commencé, il y avait en Ukraine de fortes oppositions politiques. À partir du moment où l’invasion s’est concrétisée le 24 février, tous les députés se sont réunis autour de l’idée de voter ensemble, de manière unie. J’étais en reportage en Ukraine en avril et je les ai rencontrés. À cette époque, la ville était quasiment encerclée par l’armée russe mais les députés devaient avaliser un certain nombre de décisions et se sont donc réunis symboliquement dans le parlement afin que l’Ukraine reste un état de droit. Ils ont voté, en une heure, la loi martiale et un certain nombre d’autres lois. En une heure, les pro-Zelensky comme les anti-Zelensky, ont tous voté. Ils ont fait un travail parlementaire énorme car il y avait beaucoup de choses à régler pour organiser la résistance à la guerre, donc oui, il y a une Union sacrée.

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