Alain Frachon : « Joe Biden n’est ni naïf, ni innocent »

Les ITVs de l'IJBA
8 min readDec 28, 2020

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Propos recueillis par Abdelmalek Benaouina et Luca Campisi

Ancien correspondant à Washington, aujourd’hui éditorialiste international pour Le Monde, Alain Frachon analyse les défis qui attendent le nouveau président des États-Unis Joe Biden, sur la scène américaine et internationale, mais aussi les manœuvres envisageables pour rompre avec la politique de son prédécesseur.

Si le Sénat reste à majorité Républicaine en janvier, quelles seront les marges de manœuvre de Joe Biden sur le plan fédéral ?

Alain Frachon : Le champ d’action de Joe Biden, sur les politiques fédérales, sera singulièrement restreint. Notamment pour son projet d’augmenter de 21% à 28% l’impôt sur les sociétés, qui suppose l’accord du Sénat. Mais, comme ses prédécesseurs, dont les partis étaient minoritaires dans l’une des chambres, Joe Biden aura tout de même la possibilité d’agir sur les questions intérieures grâce aux directives présidentielles.

Barack Obama, qui n’avait pas la majorité du Congrès, en avait usé, par exemple, pour réduire la possibilité d’acheter des armes à feu à répétition. Donald Trump s’en est également servi, pour supprimer les réglementations mises en place par son prédécesseur concernant le contrôle de la qualité de l’air et de l’eau ou les mesures environnementales qui pesaient sur l’industrie sidérurgique et minières.

Mais Joe Biden aura malgré tout d’importantes difficultés politiques. Peut-être même pour faire accepter les nominations de son équipe par le Sénat. Les ambassadeurs qu’il va nommer, son secrétaire d’État, Antony Blinken, ou encore la secrétaire au trésor, Janet Yellen, doivent disposer d’une majorité, ce qui n’est pas évident. Le président élu a cependant composé une équipe assez exceptionnelle, dont tout le monde reconnaît la compétence. Difficile de refuser ces nominations. Joe Biden saura aussi jouer de son expérience parlementaire, ainsi que de ses relations d’amitié avec les sénateurs républicains, dans le rapport de force entre le Congrès et la Maison-Blanche.

Le Sénat dispose de prérogatives importantes en matière de politique extérieure. S’il ne bascule pas, que pourra vraiment faire le nouveau président sur le plan international ? Dans quelle mesure pourrait-il revenir sur les décisions de Trump, sans se placer dans sa continuité géopolitique?

A.F : Si les États-Unis signent un document qualifié de traité, en droit international, il doit être ratifié par le Sénat. Mais là encore, il y a un moyen de contournement du rôle des sénateurs en matière de politique étrangère.

Barack Obama en a fait l’usage à deux reprises au moins. Par exemple, sur l’Accord de Paris sur le climat, dont le 44e président des États-Unis savait qu’il n’aurait pas la majorité au Sénat. Quand dans la plupart des pays, un traité s’impose au droit national après signature et ratification du parlement, Barack Obama a présenté, lui, un accord qui liait simplement Washington au document de Paris. Ainsi, Washington en a été signataire sans qu’il n’ait été qualifié de traité au regard de la réglementation américaine.

De même, pour l’accord de Vienne sur le contrôle du programme nucléaire iranien, les Américains ont signé le document, qui n’a pas été ratifié par le Sénat même s’il lie les États-Unis aux autres parties à l’accord. Cela, jusqu’à ce que Trump décide d’en sortir, comme il est revenu sur la signature des accords de Paris.

Joe Biden, ancien président de la commission des affaires étrangères au Sénat, ancien Vice-Président chargé des relations diplomatiques de Barack Obama. Était-ce le meilleur candidat pour mener une politique internationale américaine ?

A.F : Joe Biden a une très bonne connaissance des dossiers internationaux. Il en est très familier, du fait de ses fonctions passées et notamment de son poste de vice-président durant lequel il a été étroitement associé à la politique étrangère de Barack Obama.

Mais son bilan n’est pas forcément extraordinaire. Il a des failles. Le président élu a été un fort partisan de l’intervention américaine en Irak, en 2003, lorsqu’il était alors président de la commission des affaires étrangères. Son jugement à plusieurs reprises a été pris en défaut.

Il a notamment été un défenseur enthousiaste et sans réserve de l’entrée de Pékin au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce, sans imaginer que la Chine deviendrait un rival et un compétiteur des industries traditionnelles américaines. Et sans imaginer que cela allait coûter une bonne part de popularité aux Démocrates.

Son jugement vis-à-vis de la Chine est-il positif stratégiquement pour les États-Unis ? Ne peut-on pas en douter lorsque l’on voit notamment Xi Jinping féliciter chaleureusement Joe Biden après sa victoire ?

A.F : Il ne faut pas se tromper d’époque. Joe Biden a changé de position vis-à-vis de l’Empire du Milieu et pas seulement maintenant qu’il est président.

Au début de la présidence Obama, l’industrie américaine a déjà été fragilisée face à la multiplication des échanges avec la Chine. La politique américaine d’engagement en Chine n’a pas entraîné de libéralisation du régime Chinois. Barack Obama et Joe Biden mettent au point, avec la secrétaire d’Etat, Hillary Clinton, un projet d’endiguement de la puissance chinoise : le projet de traité dit du Partenariat Transpacifique (TPP). L’objectif ? Conditionner l’entrée de la chine dans ce partenariat à l’acceptation d’un certain nombre de normes contraignantes : en matière environnementale, de respect de la propriété industrielle et de liberté syndicale.

Ce moyen aurait probablement été plus efficace que la bataille commerciale menée par Trump, qui d’ailleurs aurait reconnu au moins une fois s’être peut-être trompé en torpillant le TPP dès sa prise de fonction. Donc Joe Biden n’est ni naïf, ni innocent. Il a ouvert avec Barack Obama la politique de confrontation avec la Chine qu’a poursuivie Trump à sa manière, et cette politique va continuer. Ce sera une relation plus apaisée, mais conflictuelle.

Quels pays ont le plus à gagner de la victoire de Biden ? Les chefs d’Etats européens ont rapidement accueilli avec joie la nouvelle de son élection ; ils ont vanté ses mérites de bon diplomate, cohérent, d’homme de compromis, qui tranche avec Trump. Qu’est-ce que leurs diplomaties peuvent gagner avec une administration Biden ?

A.F : Donald Trump avait annoncé vouloir déclarer une “guerre commerciale impitoyable” à l’Union Européenne, en cas de second mandat, comme il l’a fait vis-à-vis de la Chine ces trois dernières années. Car il estimait la concurrence européenne déloyale. Avec la victoire de Joe Biden, l’UE et ses États — membres échappent à cette bataille avec les États-Unis. C’est déjà un point positif. Donald Trump a réclamé que les pays de l’Otan fassent un effort supérieur en matière de défense pour que le budget de l’Otan pèse moins sur celui de Washington. De ce point de vue, Biden maintiendra le cap.

Mais si son prédécesseur n’a pas procédé à un retrait de troupes, de matériel ou du budget américain de l’Otan, il a procédé à un « retrait idéologique » de l’organisation : il a dit ne plus attacher beaucoup d’importance à l’alliance ; il a questionné le mécanisme de l’article 5 du Traité instituant l’Otan et ainsi laissé planer un doute sur la solidarité américaine en cas de conflit en Europe. Joe Biden va, lui, réaffirmer la solidarité entre les États-unis et l’UE.

Et il en va de même avec les alliances passées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en Asie, avec le Japon, la Corée du Sud. Donald Trump les méprisait, n’en tenait aucun compte, alors que Biden a explicitement reconnu que ces alliances faisaient la force des Etats-Unis.

Enfin, l’Iran a peut-être gagné quelque chose, dans la mesure où Joe Biden aimerait renouer un dialogue avec ce pays et souhaite que Washington participe à nouveau à l’accord de Vienne sur le contrôle du nucléaire iranien — même s’il s’agit désormais d’en adapter les contours, puisque que de l’eau a coulé sous les ponts depuis 2015.

Quels sont les pays perdants de cette élection américaine ?

A.F : Pour la Chine de Xi Jinping, la situation diplomatique et commerciale restera difficile. D’autant qu’avec un climat très antichinois aux États-Unis, Joe Biden ne serait pas populaire en menant une politique d’apaisement. Ce sera plus difficile aussi pour Vladimir Poutine, qui s’entendait bien avec Donald Trump, même si leur entente n’a débouché sur aucune amélioration des relations entre leurs pays. La relation sera simplement moins chaleureuse avec l’Inde de Modi. Les démocrates mettront, plus que l’administration Trump, l’accent sur la question des droits de l’Homme, car ils ne s’accommodent pas de l’ethno-nationalisme indien pratiqué par Modi aux dépens des musulmans d’Inde.

La relation américaine avec l’Arabie saoudite sera dégradée. Mohamed Ben Salman pouvait compter sur une solidarité sans failles de Donald Trump. Le républicain a couvert absolument le prince héritier et homme fort de Riyad dans l’assassinat du journaliste dissident Jamal Kashogi. Mohamed Ben Salman aura donc une relation plus difficile avec les États-Unis de Joe Biden, qui voudra mener une politique régionale de réconciliation relative avec l’Iran. Cela déplaît à l’Arabie Saoudite et ce dossier, en particulier, risque d’être difficile.

Ce sera aussi difficile pour le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu. Joe Biden a déjà annoncé ne pas revenir sur le déménagement de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem. En revanche, il n’acceptera pas le plan de paix proposé par l’administration Trump autorisant non seulement la colonisation de la Cisjordanie, mais aussi l’annexion d’un tiers de ce territoire palestinien par Israël. Biden n’est pas d’accord et il rouvrira sans doute la mission diplomatique de l’Organisation de Libération de la Palestine à Washington. Le démocrate rétablira les fonds que son pays consacraient à l’Organisation des Nations Unies pour l’aide aux réfugiés palestiniens. Il défera la politique d’hostilité radicale qu’avait installée l’administration Trump à l’encontre des Palestiniens. Benyamin Netanyahu est perdant, même s’il tente d’afficher sa proximité et l’ancienneté de sa relation avec Joe Biden, pour rassurer son opinion publique israélienne.

Tout cela est relatif naturellement. Les relations vont changer, mais pas de façon radicale. Les États-Unis vont rester un proche aligné de l’Arabie Saoudite, dont ils assurent la défense. Il faut se rappeler que le royaume est un gros client de l’industrie d’armement américaine. De même, pour l’alliance étroite, notamment sur le plan stratégique, mais aussi politique ou affectif entre Israël et l’Amérique. Elle ne va pas disparaître du jour au lendemain parce que Joe Biden dénonce la politique menée par Donal Trump dans le conflit Israélo-palestinien.

En ce qui concerne la Corée du nord par contre, le dossier restera inchangé, et très difficile.

Barack Obama a laissé après son dernier mandat un pays suffisamment divisé pour mener Donald Trump à la victoire, est-ce que ce schéma peut se reproduire avec Joe Biden et ainsi permettre au républicain de briguer à nouveau la Maison blanche dans quatre ans, encore plus fort que quand il l’a quittée ?

A.F : Les États-Unis étaient divisés avant Obama et le resteront après Joe Biden. Est-ce que ça veut dire que les démocrates sont incapables de gagner la prochaine élection présidentielle? Certainement pas. Le score de Joe Biden : 80 millions de voix, soit 6 à 7 millions de voix de plus que Trump, est plus substantiel que nous l’imaginions. Culturellement et politiquement, le pays restera très divisé entre l’électorat démocrate, les grandes villes, les deux côtes pacifique et atlantique, et, au milieu, ce vaste territoire qui, lui, est largement acquis aux républicains. Une ligne de fracture qui n’est pas forcément économique, mais avant tout culturelle et qui tient à une représentation, une vision différente de ce que doivent être les États-Unis. Cela ne changera pas. Mais si un homme a quand même la personnalité et le caractère pour apaiser cette guerre civile américaine froide, c’est Joe Biden. Il a toujours su tisser des contacts avec les républicains d’une part et d’autre part, c’est un homme qui a une grande sensibilité aux différentes cultures politiques américaines. Cette grande ligne de fracture, je le crains, ne disparaîtra pas en une, deux ou trois générations. Elle est là pour durer, elle est devenue une des caractéristiques des États-Unis d’Amérique.

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